En Afrique, le groupe Wagner sert d’intermédiaire pour cibler les civils

Le problème ici n’est pas tant de savoir qui la société militaire russe soutient, mais quel traitement elle réserve aux civils.

La République centrafricaine (RCA) et le Mali ont recours aux services de Wagner, la douteuse société militaire privée russe qui serait proche du président Vladimir Poutine, dans des attaques contre des civils.

Selon le rapport publié par Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), le président de la RCA, M. Faustin-Archange Touadéra, va encore plus loin en déployant Wagner dans de telles attaques tout en se gardant la possibilité de le nier. Cela n’est pas sans rappeler le recours par la Russie à ce groupe paramilitaire sur d’autres théâtres de guerre, comme l’Ukraine et la Syrie.

Les sociétés militaires privées, qui sont en réalité des sociétés mercenaires, sont présentes dans la politique africaine depuis les indépendances. De nombreux États ont eu recours à des mercenaires lorsque leurs forces de sécurité se battaient pour assurer le contrôle de leurs territoires, et ce en grande partie en raison de la mauvaise gouvernance et de la faillite de la réforme du secteur de la sécurité.

Et Wagner n’est pas le seul acteur dans ce secteur. En 2019, par exemple, après que Wagner a échoué à contenir l’insurrection affiliée à l’État islamique dans le nord du Mozambique, il a été remplacé par une société militaire privée sud-africaine, Dyck Advisory Group.

En RCA et au Mali, le taux de civils ciblés par Wagner dépasse celui des forces de l’État ou des groupes insurgés

Le rôle de ces sociétés dans les situations de conflit est préoccupant au-delà de celui qu’elles jouent en Afrique. Le groupe de travail des Nations unies (ONU) sur l’utilisation de mercenaires a déclaré en mars dernier qu’il était « alarmé par le recours croissant à des mercenaires et à des acteurs liés au mercenariat dans les conflits armés à travers le monde ». L’ONU s’inquiétait particulièrement de la propension de ces groupes à « cibler les civils sans discernement ».

C’est le problème auquel s’intéresse ACLED, qui a estimé que des civils avaient été pris pour cible dans respectivement 52 % et 71 % des cas de violence politique où Wagner a été impliqué en RCA et au Mali. Ces chiffres dépassent ceux des situations dans lesquelles des civils ont été visés par les forces de l’État et par les principaux groupes insurgés dans les deux pays.

En RCA, le taux de civils ciblés était de 17 % pour la principale Coalition des patriotes du changement/Union pour la paix, et de 42 % pour la coalition rebelle (entre le 1er janvier 2018 et le 31 juillet 2022). Au Mali, lors des violences politiques, les forces étatiques auraient été impliquées dans 20 % des cas où des civils ont été ciblés et la principale force rebelle dans 27 % des cas (entre le 1er décembre 2021 et le 31 juillet 2022), selon les indications d’ACLED.

Fait surprenant, ACLED a constaté que lorsque Wagner opérait indépendamment des forces de l’État centrafricain, 70 % de ses engagements visaient des civils, contre seulement 22 % lorsque le groupe travaillait aux côtés des forces de l’État. Au Mali, en revanche, les soldats de Wagner se sont surtout déployés aux côtés des forces de l’État, ce qui a entraîné une augmentation du nombre de civils ciblés par les forces gouvernementales. ACLED a décompté environ 500 victimes civiles, décédées à la suite d’opérations conjointes impliquant Wagner et les forces de sécurité de l’État malien.

Les allégations de violations des droits de l’homme contre les civils en RCA, notamment par Wagner, n’ont rien de nouveau

Du point de vue d’ACLED, ces données montrent que, malgré le recrutement de Wagner, le président Touadéra dépend toujours de l’aide des pays occidentaux. Il tente donc de masquer les violences envers les civils en laissant Wagner les perpétrer en grande partie. En revanche, la junte malienne qui a pris le pouvoir par un coup d’État l’année dernière, reste indifférente aux réactions de la communauté internationale, notamment après avoir expulsé d’anciens partenaires tels que la France, et n’essaie donc pas de dissimuler ses abus contre les civils.

Wagner qui serait géré par un proche allié de Poutine, Evgueni Prigojine, selon les services de renseignement occidentaux, est utilisé en sous-main pour mener à bien les activités militaires clandestines russes depuis 2014. C’est à cette époque que les forces russes sont entrées subrepticement dans la région orientale du Donbass, en Ukraine, pour combattre l’armée ukrainienne. Les agents de Wagner auraient fait partie des « petits hommes verts », c’est à dire des forces russes qui ont mené cette campagne dans l’ombre.

Depuis lors, les activités de Wagner prolifèrent au Moyen-Orient et en Afrique, en particulier en Syrie, en Libye, au Mozambique, en RCA, et dorénavant au Mali. D’aucuns signalent que la société opérerait également en République démocratique du Congo, en Angola, à Madagascar, au Zimbabwe et au Soudan, comme l’indique ACLED.

Mais le rôle de Wagner dans l’influence croissante de la Russie dans le monde fait l’objet d’une surveillance bien plus étroite depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier. Par exemple, la Commission des affaires étrangères du Parlement du Royaume-Uni a demandé le 30 mars que soit diligentée une enquête sur le recours par les États à des sociétés militaires privées, en accordant une attention particulière à Wagner.

Le rôle de Wagner dans l’expansion de l’influence russe dans le monde fait l’objet d’une surveillance accrue depuis la guerre en Ukraine

De plus, au mois d’avril, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté la loi sur la lutte contre les activités malveillantes de la Russie en Afrique, qui découle en grande partie de la présence croissante de Wagner sur le continent. Cette loi autoriserait des sanctions américaines contre des entités russes telles que Wagner et contre les gouvernements africains et autres institutions qui recourraient à leurs services.

Il faut noter que le gouvernement sud-africain a exercé une forte pression contre ce projet de loi, qui, selon lui, avait pour objectif de punir les États africains pour ne pas avoir soutenu les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les diplomates de Pretoria affirment en privé être parvenus à leurs fins ; ils prétendent que le projet de loi n’entrera pas en vigueur. Le président Cyril Ramaphosa devrait soulever à nouveau la question à l’occasion de sa rencontre avec le président américain Joe Biden à la Maison Blanche ce jour.

Wagner a commencé à opérer en RCA en 2018. Malgré plusieurs accusations de violations des droits de l’homme dès 2019, le groupe était globalement considéré comme jouant un rôle positif depuis la fin de 2020. Wagner a en effet contribué à empêcher la Coalition des patriotes du changement, dirigée par l’ancien président François Bozizé, de renverser le président Touadéra. Cependant, Wagner a ensuite aidé Touadéra à maîtriser les civils dans les zones précédemment contrôlées par les rebelles, en ciblant en grande partie les populations peules et plus généralement musulmanes, qui étaient soupçonnées de sympathie envers les rebelles.

ACLED note qu’au Mali, Wagner est opérationnel depuis la fin de 2021, quand le pays s’est éloigné de ses partenaires traditionnels dans le domaine de la sécurité, comme la France. Cela a coïncidé avec une intensification des opérations contre les combattants islamistes, qui a notamment donné lieu à de multiples attaques meurtrières contre des civils par les troupes gouvernementales et par Wagner.

Les allégations de violations des droits de l’homme à l’encontre des civils en RCA, notamment par les agents de Wagner, ne sont pas nouvelles. L’ONU en a fait état à plusieurs reprises. En octobre 2021, par exemple, un groupe d’experts des Nations unies a déclaré : « Des civils, y compris des soldats de la paix, des journalistes, des travailleurs humanitaires et des minorités en RCA, ont été violemment harcelés et intimidés par de soi-disant "instructeurs russes" du groupe Wagner ».

ACLED précise que les gouvernements de la RCA et du Mali utilisent Wagner comme un « faire-valoir bien utile » qui permet de détourner l’attention des abus commis par les forces de sécurité de l’État envers des civils, notamment les communautés peules « stigmatisées pour leurs liens supposés avec les insurrections armées ».

La Convention de l’Union africaine sur l’élimination du mercenariat en Afrique interdit les activités mercenaires, mais elle semble ne s’appliquer qu’aux mercenaires agissant contre des États. Or, Wagner a été engagé justement par les gouvernements de la RCA et du Mali.

Néanmoins, les rapports d’ACLED, des Nations unies et d’autres organisations montrent que ce qui est réellement en jeu ici n’est pas de savoir quel belligérant est soutenu par Wagner, mais quel traitement celui-ci réserve aux éternelles victimes de ces luttes de pouvoir, à savoir les civils innocents.

Peter Fabricius, consultant, ISS Pretoria

Image : © Barbara Debout/AFP

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