Échéances électorales et financières : l’Afrique entre le marteau et l’enclume

L’année 2024 sera une année de calculs, entre vingt élections prévues et plus de dix échéances financières arrivant à terme.

Depuis la pandémie de COVID-19, les économies africaines se débattent tant bien que mal contre une série de chocs internes et externes. Si certains pays ont réagi rapidement pour s’en sortir, d’autres n’ont pas fait grand-chose face aux risques de déséquilibres internes et externes. Malgré l’amélioration récente des marchés, les investisseurs continuent de craindre des défauts de paiement chaotiques et des élections compliquées.

Les décideurs africains sont en partie responsables de cette situation. Les principes macroéconomiques fondamentaux ont été mis à mal par la fièvre des obligations à la fin des crises financière et pétrolière, l’incapacité à diversifier et à consolider les bases de la croissance, la complaisance due à un environnement aux taux d’intérêt favorables et le laxisme budgétaire au nom de l’opportunisme politique.

Cela étant dit, les difficultés du continent ont été aggravées par des circonstances exogènes sur lesquelles il n’a guère de prise. En 2020, l’Afrique a connu sa pire croissance depuis 25 ans, selon la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique. Elle a subi le triple choc de la fuite des capitaux, de la baisse des prix des produits de base et des effets de la COVID-19. Alors que les marchés entamaient à peine leur reprise en 2021, les espoirs ont été anéantis par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce qui a déclenché une vague d’aversion au risque.

Les chocs extérieurs se sont donc retrouvés au premier rang des préoccupations en 2022. La hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, la crise énergétique en Europe et la politique du « zéro COVID » en Chine ont fait craindre la stagnation aux marchés financiers. Un dollar fort, la hausse continue des taux d’intérêt et les faillites de plusieurs banques américaines et suisses en 2023 ont renforcé les contraintes de financement face à la forte hausse des coûts de financement. En conséquence, les rendements des marchés émergents ont grimpé en flèche et les devises se sont affaiblies, alors que de nombreuses échéances approchent à grands pas.

L’Afrique a peu de marge de manœuvre entre les exigences du marché et la demande sociale

L’Afrique, prise dans des dilemmes politiques, a aussi disposé de peu de leviers pour satisfaire les exigences du marché et les demandes des populations. Les banques centrales doivent faire des arbitrages entre l’inflation, la stabilité monétaire et la croissance, avec des risques à la fois de relâchement et de resserrement. Sur le plan budgétaire, les discours prônant l’austérité ne passent pas devant le risque de l’augmentation du coût de la vie. Pourtant, les marchés sanctionneront tout signe de prodigalité. Cette situation laisse peu de marge de manœuvre aux gouvernements, qui doivent trouver un équilibre entre la croissance, la stabilité, le niveau de vie des populations et les obligations financières à un moment où nombre d’entre eux doivent remporter des élections ou consolider leur majorité.

La Zambie et l’Éthiopie en ont pris acte, optant pour une restructuration de leur dette dans le cadre commun du G20. Les deux pays, qui devaient faire face à des échéances imminentes, étaient handicapés par le peu de marges de sécurité internes et externes dont ils disposaient, l’aversion des marchés et des options de financement limitées. Fait révélateur, ils en ont fait la demande peu de temps avant leurs échéances électorales, évitant des mesures d’austérité de dernière minute. Le Ghana a suivi le mouvement, dans des circonstances étonnamment similaires à celles de l’Éthiopie et de la Zambie.

Pourtant, leur expérience a montré que même un cadre multilatéral soutenu par le Fonds monétaire international (FMI) et par la Banque mondiale n’est pas une solution miracle. Depuis le début des discussions il y a deux ans, la restructuration de la dette de la Zambie et de l’Éthiopie a été ralentie par des intérêts contradictoires.

Contrairement à l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés qui a précédé le cadre commun, les parties prenantes ont dû tenir compte des créanciers privés et évoluer dans un environnement géopolitique plus conflictuel. La Chine s’est ainsi montrée réticente à l’égard des institutions dominées par l’Occident.

Il aura fallu deux ans pour que le processus de restructuration de la Zambie prenne enfin forme

Bien que le processus de restructuration de la dette de la Zambie prenne enfin un tournant, il a fallu deux ans pour en arriver là, ce qui confirme la complexité de ces procédures. Celles-ci laissent souvent les pays dans un purgatoire économique fait d’incertitudes en matière de comptes, de capacités de financement et de risque souverain.

Avec les nombreuses échéances de remboursement d’obligations et les scrutins de l’année prochaine, plusieurs États souverains africains pourraient suivre le chemin de la Zambie et de l’Éthiopie, avec ou sans le cadre commun. La Tunisie est sans doute le plus à risque. Le gouvernement du président Kaïs Saïed, en difficulté, se rendra aux urnes en 2024 alors que le pays frôle la crise politique et économique. Le capital politique de Saïed est menacé depuis la purge de son gouvernement en 2021, un amendement constitutionnel controversé en 2022, des élections boycottées et des propos racistes.

Il n’a pas non plus lancé les réformes exigées par le FMI, les agences de notation et le marché. En conséquence, le FMI a retenu un prêt de 2,5 milliards de dollars US, tandis que Fitch a rétrogradé la note du pays à CCC-. Cela limite encore davantage ses options de financement avant une échéance de 500 millions d’euros en octobre de cette année, une autre de 850 millions d’euros en février 2024 et une série d’amortissements à intervalles rapprochés à venir. Avec des considérations électorales apparemment en contradiction avec les exigences économiques, la Tunisie pourrait être confrontée à un défaut de paiement.

Le Sénégal se trouve également coincé entre ses échéances obligataires et électorales à venir. Ce bastion de stabilité de l’Afrique de l’Ouest a récemment été secoué par des heurts violents, les partisans du chef de l’opposition Ousmane Sonko accusant le président Macky Sall de le persécuter, afin d’ouvrir la voie à un troisième mandat inconstitutionnel. Cette situation laisse présager une période d’incertitude politique avant les élections de 2024 et le remboursement d’une obligation de 200 millions de dollars US en juillet prochain. Bien que le risque de défaut de paiement du Sénégal soit plus faible que celui de la Tunisie, les contraintes de financement seront élevées dans ce contexte.

Le Nigeria et le Kenya ont montré qu’il était possible d’opérer des changements rapides en matière de politique économique

Les responsables politiques africains veulent-ils et peuvent-ils sortir de la contradiction entre servir leurs intérêts politiques et répondre aux exigences du marché ?

Il y a cependant quelques lueurs d’espoir. Certains États africains dans le rouge cherchent prudemment à obtenir (ou ont obtenu) des renflouements du FMI bien en amont des échéances, ce qui permet de mettre en place des réformes et de constituer des réserves avant les périodes politiques délicates. Certains ont même envisagé des rachats et des fonds d’amortissement pour se prémunir contre les risques à plus long terme.

Les exigences de réforme du FMI se sont, quant à elles, assouplies, en particulier lorsqu’elles mettaient à mal la stabilité politique. Et l’Europe réfléchit à des bouées de sauvetage pour des États géostratégiques comme la Tunisie.

Les conditions du marché s’améliorent également. Des données inflationnistes plus modérées dans les pays développés laissent présager un relâchement monétaire mondial. Parallèlement, les indices obligataires suggèrent que l’aversion à l’égard des marchés émergents s’atténue par rapport aux niveaux les plus bas du premier trimestre.

Cette attitude est sans doute influencée par la trajectoire récente des poids lourds du continent tels que le Nigeria et le Kenya. Ces pays ont montré qu’il était possible d’opérer des revirements rapides en matière de politique économique et que le spectre d’une réaction populiste n’était pas aussi écrasant si le capital politique était mis à contribution et que les populations étaient sensibilisées à la nécessité de faire preuve de prudence. Conscient de cette fenêtre d’opportunité, le Kenya prépare déjà de nouvelles émissions d’euro-obligations, tandis que les investisseurs se sont rués sur les obligations d’État nigérianes le 19 juin.

Les décideurs politiques africains devraient profiter de l’amélioration des conditions du marché pour manœuvrer entre les échéances obligataires et les élections qui les attendent en 2024. Mais ils ne doivent pas oublier que toute prodigalité pourrait faire dérailler les perspectives économiques dans un contexte mondial où l’incertitude domine.

Menzi Ndhlovu, analyste principal du risque pays et du risque politique, Signal Risk et Ronak Gopaldas, consultant de l’ISS, directeur chez Signal Risk.

Image : © Fonds Monétaire International

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