La Tunisie est paralysée par l’apathie et un leadership médiocre

La faible participation électorale de décembre était une forme de protestation et le symptôme de la désaffection à l’égard des dirigeants du pays.

La crise politique tunisienne ne montre aucun signe d’apaisement. Le 17 décembre 2022, ce pays d’Afrique du Nord, autrefois salué comme la seule expérience réussie du Printemps arabe de 2011, a tenu des élections législatives. La plupart des partis les ont boycottées, et le faible taux de participation — officiellement seulement 8,8 % — a exprimé de manière éloquente ce que les Tunisiens pensaient des réformes politiques antidémocratiques que le président Kaïs Saïed mène depuis 18 mois.

Saïed a procédé de facto à un coup d’État en juillet 2021 lorsqu’il a limogé le gouvernement démocratiquement élu et suspendu le Parlement, rassemblant presque tous les pouvoirs entre ses mains et gouvernant par décret. En juillet 2022, il a organisé un référendum sur des changements constitutionnels qui feraient du Parlement une simple chambre d’enregistrement des décisions du régime présidentiel. Le taux de participation était également faible, officiellement de 30 %, bien que des groupes de la société civile l’aient estimé à moins de 10 %. Les résultats de l’élection législative du 17 décembre seront annoncés le 19 janvier.

Silvia Colombo, chercheuse au Collège de défense de l’OTAN à Rome, a déclaré à ISS Today que Saïed espérait que les élections de décembre viendraient sceller et conclure la construction de sa « nouvelle République », comme il aime à l’appeler. Il a dû être profondément déçu.

« Ce faible taux de participation devrait être un signal d’alarme pour Saïed », a déclaré à ISS Today Riccardo Fabiani, expert tunisien de l’International Crisis Group. Mais d’après lui, Saïed a fait preuve de peu d’adaptabilité aux revers politiques jusqu’à présent et il lui semble peu probable que cela change.

La plus puissante fédération syndicale de Tunisie, qui compte plus d’un million de membres, commence à se réveiller

Le retour de bâton risque dorénavant de s’amplifier. Le Front de salut national, créé en mars dernier par 12 partis politiques que Saïed a expulsés du Parlement, a organisé des manifestations en réponse aux élections de décembre, mais elles n’ont pas attiré les foules à ce jour.

La plus puissante des fédérations syndicales tunisiennes, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui compte plus d’un million de membres, commence à se réveiller. Jusqu’à présent, elle était restée silencieuse face au coup de force de Saïed. Son secrétaire général, Noureddine Taboubi, a déclaré le mois dernier que l’UGTT ne pouvait plus tolérer la menace que Saïed faisait peser sur la démocratie tunisienne, notamment sa manière de régner seul.

Fin décembre, il a annoncé que « l’UGTT présentera, en collaboration avec les composantes de la société civile, une initiative pour sauver le pays de l’effondrement ». Taboubi n’en a pas précisé les contours, bien que les travailleurs des transports affiliés à l’UGTT aient organisé une grève assez réussie dans tout le pays au début du mois de janvier.

Le nombre croissant de protestations politiques et d’actions syndicales concertées peut-il stopper Saïed et l’obliger à ramener la Tunisie sur la voie de la démocratie ? Nul ne le sait.

Jusqu’à présent, la crise politique est restée relativement calme, mais cela pourrait changer

Colombo soupçonne que ni le Front de salut national ni l’UGTT n’ont le soutien ou la vitalité nécessaires pour sortir la Tunisie de cette crise. Elle note que les Tunisiens ont applaudi Saïed lorsqu’il a éjecté les partis du Front de salut national du Parlement en 2021. (Ils étaient perçus par beaucoup comme querelleurs et inefficaces.) Elle estime que ces partis n’auraient pas obtenu de bons résultats aux élections, « parce qu’il s’agit d’un bloc regroupant des personnalités politiques très différentes ; il n’a pas vraiment de circonscription ni de programme. Mais aussi parce que ces personnalités appartiennent... au passé ».

Et elle doute que l’UGTT puisse faire beaucoup mieux. Elle note que malgré les appels de Taboubi à une nouvelle mobilisation ambitieuse contre Saïed, son programme est resté vague. Elle ajoute que « par le passé, l’UGTT a toujours tenté de trouver une sorte d’arrangement avec les autorités au pouvoir. Il s’agit, dans la plupart des cas, de la vieille garde ».

Fabiani partage l’avis de Colombo qui estime que le Front de salut national ne dispose pas d’un soutien populaire suffisant pour remettre sérieusement en cause Saïed. Mais il pense que l’UGTT pourrait infliger des dommages politiques au président en lançant un important mouvement de grève si ses intérêts fondamentaux se trouvaient menacés, par exemple par des mesures d’austérité.

Ce type de mesures pourrait être introduit comme conditions à un renflouement du Fonds monétaire international (FMI) que Saïed cherche à obtenir pour faire face à la crise économique qui aggrave la situation politique. Près de 50 % de la population tunisienne vit déjà dans la pauvreté, et plus de 20 % est au chômage. Le climat économique désastreux constitue un facteur supplémentaire qui explique la très faible participation électorale du mois dernier.

Le FMI semble retarder le prêt demandé par Saïed tant que celui-ci n’engage pas de réformes

Colombo pense que ce taux de participation catastrophique aux élections est une mauvaise nouvelle pour Saïed et pour la Tunisie. Il a souligné « l’espèce d’apathie qui a pris le contrôle des esprits en Tunisie sur tout ce qui touche au politique.

» Parce que, depuis 2011 au moins, la Tunisie a vécu une période très intense de mobilisations populaires, de débats politiques animés, de participation de la société civile, etc. On observe aujourd’hui un retour à la période prérévolutionnaire, à savoir l’immobilisme politique [...] en raison des actions du président Saïed et du ressentiment qu’elles ont engendré chez les Tunisiens. Mais aussi parce que d’autres acteurs ne se sont pas montrés à la hauteur du défi auquel la Tunisie est confrontée ».

Jusqu’à présent, la crise s’est déroulée dans un cadre relativement pacifique. Mais cela pourrait changer.

Fabiani estime que la seule solution serait d’entamer un véritable dialogue entre les principaux acteurs afin de parvenir à un compromis. « Mais pour l’instant, cela semble difficile. Malheureusement, il semble que la situation pourrait se détériorer jusqu’à ce qu’il y ait une mobilisation de masse, voire un coup d’État. »

La communauté internationale semble saisie de la même apathie. L’Union européenne a évité de critiquer directement les élections, et les États-Unis les ont qualifiées de « premier pas » (dans la bonne direction).

Fabiani estime que les nations occidentales se tiennent en retrait. En raison de la guerre en Ukraine et de la crise énergétique en Europe, « le risque d’instabilité est trop élevé pour la plupart des gouvernements occidentaux » qui craignent que des critiques trop sévères à l’égard de Saïed n’ébranlent « une situation déjà précaire ».

L’Union africaine (UA) brille également par son absence. Comme l’a écrit Maram Mahdi, chercheuse à l’Institut d’études de sécurité, en décembre, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA – qui a pour mandat de traiter les conflits potentiels – est resté silencieux sur le cas tunisien, probablement en partie parce que la Tunisie est actuellement membre du Conseil. Elle suggère que l’UA envisage de suspendre la Tunisie puisque les actions de Saïed violent l’interdiction par l’UA des changements anticonstitutionnels de gouvernement, notamment le maintien anticonstitutionnel du gouvernement.

Mahdi a noté que la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples de l’UA a déclaré le 22 septembre 2022 que les décisions de Saïed violaient les droits de l’homme. La Cour a ordonné à la Tunisie d’abroger tous les décrets présidentiels promulgués et de revenir à la démocratie constitutionnelle dans un délai de deux ans. Mais cette décision restera creuse si elle ne reçoit pas l’appui du Conseil de paix et de sécurité.

Le FMI semble retarder le prêt demandé par Saïed tant que celui-ci n’engage pas de réformes. Pourtant, il semble peu probable qu’il fasse marche arrière dans son idée de « nouvelle République » pour satisfaire le FMI. Des interventions plus fortes de l’UA et d’autres forces extérieures pourraient se révéler utiles, mais elles ne se produiront que si les Tunisiens pèsent de tout leur poids pour une initiative nationale visant à résoudre la crise.

Peter Fabricius, consultant, ISS Pretoria

Image : Service de presse de la présidence tunisienne

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