Éviter le scénario du pire au Sénégal

Les postures jusqu’au-boutistes des acteurs, toute tendance confondue, compliquent les perspectives d’une sortie de crise.

Le prochain discours à la nation du président Macky Sall sera crucial pour l’apaisement des tensions qui ont fait basculer le pays dans la violence. Il a décidé de s'adresser au peuple sénégalais au terme du dialogue national devant se conclure au plus tard le 25 juin. Les élections présidentielles étant prévues en février 2024, le dialogue pourrait contribuer à la résolution des problèmes du pays.

Les tensions ont éclaté lorsque le principal opposant politique de Sall, Ousmane Sonko, a été condamné le 1er juin pour corruption de la jeunesse. Le verdict de la chambre criminelle a provoqué des manifestations violentes dont le bilan officiel est d’au moins 16 morts, et plus de 300 blessés. Deux ans plus tôt, le pays avait déjà connu des violences similaires à la suite de son arrestation alors qu’il se rendait à une convocation au tribunal. D’importantes destructions de biens publics et privés et 14 morts ont également été enregistrés.

C’est le troisième dialogue organisé par le président Sall depuis son accession au pouvoir. Ceux de 2016 et 2019 ont été boycottés par une partie de l’opposition et n'ont pas permis de dégager un consensus sur les réformes institutionnelles ni d'aplanir les divergences sur le processus électoral.

Le boycott du dialogue par les Forces vives du Sénégal - F24, plateforme rassemblant une centaine de représentants d’organisations de la société civile et partis politiques et s'opposant à une troisième candidature du président Macky Sall, risque de compromettre les chances d’une sortie de crise consensuelle.

L'ambiguïté prolongée autour de la candidature du Président Sall pourrait exacerber les tensions

Entamé la veille des violentes manifestations, le dialogue a pour objectif d'aborder 47 grandes questions relatives à l'avenir du pays. Cependant, pour les citoyens sénégalais, trois d'entre elles sont les plus urgentes.

Le premier est lié au silence du président Macky Sall quant à une potentielle candidature en 2024. Il a été élu en 2012 pour un mandat de 7 ans sous le régime de la constitution de 2001 qui limite déjà les mandats à deux. Sa volonté de tenir sa promesse de campagne portant sur la réduction du mandat présidentiel à 5 ans l’a poussé à intégrer cet engagement dans le projet de révision constitutionnelle en 2016.

Cependant, saisi par le président pour avis consultatif, le Conseil constitutionnel a estimé que la réduction du mandat du Président de la République ne pouvait s’appliquer au premier mandat. Cet avis est interprété par les partisans du président comme remettant les compteurs à zéro, le premier mandat de 7 ans étant hors de portée de la limitation des mandats.

Cette interprétation se heurte cependant à la lecture de l'opposition ainsi que d'une part importante de l'opinion et de la société civile. À leurs yeux, la révision portant sur la durée et non sur la limitation des mandats consacrée depuis le référendum de 2001, le Président Sall a atteint la limite constitutionnelle de deux mandats après sa réélection en 2019.

La crise actuelle offre une opportunité de résoudre les divergences autour du processus électoral

L'ambiguïté autour de la participation ou non du Président Sall, si elle devait se prolonger, exacerberait davantage les tensions que traverse le Sénégal. La décision du président Abdoulaye Wade de briguer un troisième mandat en 2012 avait plongé le pays dans une crise violente qui a occasionné une dizaine de morts.

Ensuite, parmi les principales demandes de l'opposition, figurent la suppression ou la révision du système de parrainage adopté en 2018. La loi impose aux candidats de recueillir le parrainage d’au moins 0,8% et au maximum 1% des électeurs dûment inscrits au fichier électoral et issus d’au moins sept des 14 régions du pays. La transparence du système, de la phase de collecte à celles des vérifications des parrainages constitue un point de crispation comme l’ont montré les élections de 2019 et 2022.  Un consensus sur les modalités pratiques de mise en œuvre du parrainage éviterait la remise en cause de la crédibilité des organes impliqués et du caractère sincère et inclusif du processus électoral.

Enfin, l’organisation d’élections inclusives avec la participation notamment des principales figures de l’opposition que sont Karim Wade, Khalifa Sall et Ousmane Sonko est un autre point de tensions. Depuis la réforme électorale de 2018, tout candidat doit en effet être à la fois électeur et ne pas être frappé d’une peine d’inéligibilité prévue par le Code électoral.

Karim Wade et Khalifa Sall avaient été écartés de la présidentielle de 2019 après avoir été condamnés respectivement pour enrichissement illicite et escroquerie aux deniers publics. Alors qu’ils sont candidats à la présidentielle de 2024, leur éligibilité demeure incertaine. Ousmane Sonko, quant à lui, a été condamné le 8 mai en appel à une peine de six mois de prison avec sursis pour diffamation et injure publique et, le 1er juin, à deux ans d'emprisonnement pour corruption de la jeunesse. Ces condamnations pourraient compromettre sa candidature à l'élection présidentielle de l'année prochaine.

Tout scénario qui exclut à nouveau une figure majeure de l’opposition de la présidentielle serait générateur de violences

Les violences qui ont émaillé les journées du 1er au 3 juin 2023 et dont les images ont largement circulé sur les réseaux sociaux révèlent la profondeur de la crise politique que traverse le Sénégal. Elles sont venues faire écho aux positionnements radicaux tant des partisans du pouvoir que ceux de l’opposition, menaçant la stabilité d’un pays pourtant cité en exemple dans la sous-région pour sa résilience démocratique.

Pour le moment, l'intervention des guides religieux a contribué à faire baisser les tensions et à poursuivre le dialogue dans un climat relativement apaisé. Toutefois, il appartient à la classe politique de créer, à travers le dialogue, les conditions nécessaires à l’organisation d’une élection présidentielle apaisée et inclusive.

En effet, aucun des principaux candidats déclarés de l’opposition n’est sûr de participer à l’élection à ce stade, du fait des condamnations de justice ou de l’incertitude liée aux parrainages. Dans ce contexte de tensions et de défiance, tout scénario qui verrait une nouvelle exclusion d’une figure majeure de l’opposition de la course à la présidentielle serait générateur de violences.

La crise actuelle offre une opportunité de résoudre les divergences autour du processus électoral, notamment les questions liées à la possible candidature du président Sall, le système de parrainage et les droits civiques des figures majeures de l’opposition.

Une prise de parole du président, en tant que garant de la stabilité du pays, sur ces trois questions qui continuent de diviser la classe politique et l’opinion nationale sera décisive. La non-résolution de celles-ci traduirait dans les faits l’échec du dialogue national et générerait des tensions susceptibles de plonger le Sénégal dans une crise préélectorale aux conséquences imprévisibles.

Paulin Maurice Toupane, chercheur principal, Aïssatou Kanté, chercheure, bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad

Image : © John Wessels / AFP

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