Bassin du lac Tchad : la justice transitionnelle pour donner une voix aux victimes

Nombre de communautés pratiquent déjà une forme de justice transitionnelle afin de tourner la page sur plus d’une décennie de violences.

La justice transitionnelle est une approche éprouvée de la reconstruction des sociétés postconflit. Son application dans des endroits touchés par l’extrémisme violent comme le bassin du lac Tchad (BLT) pose des défis et présente des opportunités qui méritent l’attention de ceux et celles qui œuvrent à la stabilisation de la région.

Après plus d’une décennie de lutte contre les différentes factions de Boko Haram qui sévissent dans les quatre pays qui composent le BLT — le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigeria — le bilan des coûts humains de cette guerre est incommensurable. Les stratégies visant à mettre fin aux violences doivent aider les victimes à faire face à leurs impacts dévastateurs.

L’instauration d’une paix durable nécessite de donner la priorité aux besoins des communautés, Parmi ces besoins figurent la recherche de la vérité et la responsabilisation des auteurs des abus passés et présents. Un processus de réparation de ces crimes doit également faire partie intégrante de la reconstruction des sociétés après un conflit violent. Il s’agit là des éléments constitutifs de la justice transitionnelle.

La justice transitionnelle est centrée sur les victimes et peut permettre de remédier aux causes profondes de l’extrémisme violent

Le BLT ne peut pas encore être considéré comme un espace post-crise en raison de la persistance d’une insurrection extrémiste violente. Cela ne devrait toutefois pas empêcher les acteurs nationaux et régionaux d’envisager des stratégies complémentaires adaptées à la portée et à la gravité des violations des droits humains perpétrés. La justice transitionnelle n’est pas seulement centrée sur les victimes : elle s’attaque aux causes profondes qui ont conduit à l’émergence de l’extrémisme violent dans la région.

Une nouvelle étude menée par l’Institut d’études de sécurité (ISS) a évalué les attitudes des parties prenantes du BLT envers la justice transitionnelle. Les résultats montrent que la compréhension de la portée, de l’application et des éventuels effets de cette approche varient d’un pays à l’autre.

Dans certaines communautés, elle est confondue avec le désarmement, la démobilisation et la réintégration. Parfois, elle est également perçue à tort comme un outil de réintégration des anciens membres de Boko Haram, outil qui leur permettrait d’échapper à des sanctions pénales pour les atrocités qu’ils ont commises. La réintégration et la réconciliation sont toutes deux nécessaires à la paix, mais les recours centrés sur les victimes sont essentiels à la mise en place d’une justice transitionnelle efficace.

La manière dont ces mécanismes de justice sont utilisés dans le BLT dépendra de la nature et de l’urgence du conflit. Dans les quatre pays de la région, les communautés subissent des formes et des fréquences d’attaques différentes qui nécessitent des outils distincts de justice transitionnelle.

Certaines communautés pratiquent déjà la justice transitionnelle en puisant dans des modes traditionnels de résolution des conflits

Certaines pratiquent déjà la justice transitionnelle en puisant dans des modes traditionnels de résolution des conflits. Au Cameroun par exemple, certains chefs religieux demandent aux ex-combattants de prononcer un serment de non-récidive dans le cadre d’un processus de réintégration sociale.

Pour ces responsables religieux et traditionnels, les approches de réintégration s’inspirent de traditions locales censées rétablir la confiance et la paix entre les agresseurs et leurs victimes. Ces pratiques sont intimement liées à la coutume et à l’histoire, et leurs liens organiques avec les communautés sont considérés comme opportuns et authentiques. Elles constituent de plus un moyen peu coûteux de mettre en œuvre la justice.

Au Tchad, la loi d’amnistie de novembre 2021 a été appliquée pour libérer près de 300 personnes condamnées notamment pour « délit d’opinion », « terrorisme » et « atteinte à l’intégrité de l’État ». Cette mesure offre aux Tchadiens l’occasion d’envisager un climat politique favorable à la réconciliation et à la justice transitionnelle. Il convient toutefois d’aborder cette éventualité avec prudence, dans la mesure où l’on est encore loin de la mise en place d’un véritable dialogue inclusif.

La justice transitionnelle peut renforcer l’État de droit et apporter la justice aux victimes

Au Niger, les accords de paix signés entre chefs traditionnels en 2019 pour prévenir les conflits intercommunautaires à Diffa constituent un mécanisme alternatif de règlement des différends et une forme de justice transitionnelle. Au Nigeria, des organisations locales ont déployé des initiatives centrées sur des doctrines religieuses telles que le Sulhu pour rétablir et maintenir la paix dans les communautés dévastées par l’insurrection. Dérivé du Coran, le Sulhu est utilisé pour former les clercs islamiques à la promotion de la repentance et du pardon.

Si ces approches sont souvent présentées comme autant de contre discours face à l’extrémisme violent, elles représentent surtout des processus locaux de résolution des conflits à même de contribuer à la justice transitionnelle. En pratique, le concept de justice transitionnelle n’est donc pas nouveau dans le BLT. Il serait toutefois utile de disposer de stratégies plus cohérentes pour la région. Et un certain équilibre devrait être trouvé entre justice restauratrice et justice rétributive.

Correctement mis en œuvre, un cadre de justice transitionnelle peut contribuer à instaurer l’État de droit tout en identifiant les victimes et en leur permettant d’obtenir justice pour les préjudices subis. Le bon dosage entre justice réparatrice, rétributive, réhabilitative et restauratrice dépendra des dynamiques de conflit dans chacun des pays.

Si des initiatives ponctuelles ont déjà été menées, un effort plus concerté est nécessaire pour sensibiliser à l’utilité et aux défis de la justice transitionnelle dans la région. La première étape consiste en des consultations inclusives, centrées sur les communautés et impliquant les femmes et les jeunes. La mise sur pied d’un dialogue permanent alimenté par les institutions traditionnelles et confessionnelles renforcerait l’authenticité du processus.

Une campagne sociétale d’information sur la justice transitionnelle est également nécessaire dans le BLT. Celle-ci devrait être pilotée par les ministères de la Justice des pays de la région, en collaboration avec les organismes gouvernementaux chargés des affaires humanitaires, de l’information, des femmes et des jeunes. Les médias, les organisations de la société civile, les institutions traditionnelles et religieuses et les groupes de femmes et de jeunes devraient y être associés.

Conformément à la stratégie de stabilisation régionale de la Commission du bassin du lac Tchad, des mécanismes de justice transitionnelle devraient être créés aux niveaux national et régional. Ils pourraient être guidés par la politique de justice transitionnelle de l’Union africaine et par les bonnes pratiques du continent et de la communauté internationale en la matière.

Akinola Olojo, chercheur principal, bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le bassin du lac Tchad et Maram Mahdi, agente de recherche, bureau du directeur exécutif, ISS Pretoria

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Image : © Amelia Broodryk/ISS

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