Sanctions et suspensions ne sont pas nécessairement la solution
L’inefficacité des mesures contre la vague de coups d’État impose de repenser les sanctions.
Face à la résurgence depuis 2019 des changements anticonstitutionnels de gouvernement (CAG), en particulier des coups d’État, l’Union africaine (UA) continue de recourir à des sanctions contre ses États membres défaillants. Elle applique ses cadres normatifs et ses sanctions relatives aux CAG principalement en procédant à des suspensions. Entre juin 2019 et août 2023, l’UA a ainsi suspendu sept pays. Il s’agit du Soudan (juin 2019 et octobre 2021), du Mali (août 2020), de la Guinée (septembre 2021), du Burkina Faso (janvier 2022), du Niger (août 2023) et du Gabon (août 2023).
Deux des trois communautés économiques régionales (CER) concernées — la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) — ont pris des mesures similaires. La CEEAC a récemment suspendu le Gabon, tandis que la CEDEAO a suspendu le Mali, la Guinée et le Burkina Faso. Dans 67 % des coups d’État récents, la CEDEAO est allée au-delà de la simple suspension pour imposer des sanctions économiques.
Malgré le nombre élevé de sanctions imposées par l’UA et les CER, la persistance des CAG, et en particulier des coups d’État, soulève des doutes quant à leur efficacité. Un nombre croissant de responsables politiques estiment que les sanctions ne parviennent pas à enrayer les coups d’État et à prévenir les CAG. Cependant, afin de déterminer si les sanctions sont efficaces ou non, il est nécessaire de procéder à une évaluation des motivations qui sous-tendent leur utilisation.
Quelles motivations ?
Les sanctions de l’UA et des CER sont motivées par le désir d’infléchir les comportements des États membres défaillants et de promouvoir des normes collectives. L’UA, par exemple, sanctionne les États lorsqu’ils agissent à l’encontre des règles financières et de gouvernance collectives et lorsqu’ils ne respectent pas les décisions et les politiques adoptées.
En réponse aux CAG, l’UA veille à ce que ses États membres respectent les normes démocratiques énoncées dans son Acte constitutif, son Protocole établissant le Conseil de paix et de sécurité (CPS) et la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance. Depuis 2003, l’UA a suspendu tous les pays ayant connu un CAG, à l’exception notable du Tchad.
Entre juin 2019 et août 2023, l’Union africaine a suspendu sept pays
Du point de vue des CER, les articles 1 et 4 de l’Acte additionnel de la CEDEAO stipulent que les sanctions doivent empêcher le non-respect ou la non-application des textes de l’Autorité et du Conseil des ministres. Il s’agit notamment du traité (révisé) de la CEDEAO, des conventions, des directives, des protocoles, des actes complémentaires et des décisions. L’article 4 (3) de l’Acte traite spécifiquement des CAG. Il stipule que l’adoption de sanctions à l’encontre des États membres doit créer les conditions nécessaires au rétablissement des processus constitutionnels normaux, par exemple, à la suite de l’effondrement de la démocratie.
Dans ce contexte, la CEDEAO a imposé des sanctions économiques et administratives aux quatre pays ayant récemment subi un coup d’État afin de les inciter à modifier rapidement leur comportement. Trois d'entre eux ont été suspendus, à l'exception du Niger. La CEEAC a justifié la suspension du Gabon par la nécessité de « rétablir rapidement l’ordre constitutionnel ». Ce faisant, elle a repris des éléments récurrents de langage des communiqués de l’UA et de la CEDEAO concernant les pays victimes de coups d’État et visant à encourager le respect des normes démocratiques par les autorités qui se sont emparées du pouvoir.
Efficacité ou inefficacité ?
Des années 1960 jusqu’à 2019, l’UA a sanctionné de manière systématique les CAG, en particulier les coups d’État, avec un succès évident. Deux phases de déclin ont pu être constatées en raison de sa politique dite de « tolérance zéro » à l’égard des coups d’État. D’une moyenne de 2,2 coups d’État par an entre 1960 et 1989, on est tombé à 1,6 dans les années 1990 puis à 0,8 entre 2000 et 2019.
Cependant, depuis 2019, le continent connaît une nouvelle recrudescence des coups d’État. Le nombre annuel moyen de coups d’État en Afrique est remonté à 1,8 en 2023, se rapprochant ainsi du niveau de la période 1960-1989. Cette tendance devrait s’accentuer, étant donné la vulnérabilité de plusieurs pays africains.
Cette troisième vague se distingue par le fait que les sanctions contre le Soudan, le Mali et le Burkina Faso ne les ont pas empêchés d’être victimes d’un autre coup d’État. Elles n’ont pas non plus dissuadé les militaires de prendre illégalement le pouvoir en Guinée, au Niger, au Tchad et au Gabon. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation à l’échelle du continent et de la région.
Les sanctions contre le Soudan, le Mali et le Burkina Faso n’ont pas empêché un second coup d’État
Il ressort clairement des considérations qui précèdent que les réponses de l’UA et des CER face à la vague actuelle de CAG n’ont pas encore permis d’atteindre l’objectif visé. Les sanctions n’ont pas permis de modifier les comportements et d’enrayer le mépris pour les normes démocratiques.
En effet, malgré des mesures punitives prises, plusieurs pays n’ont pas encore rétabli l’ordre constitutionnel ni retrouvé une situation de statu quo, ce qui signifie que les auteurs de coups d’État sont toujours en position de diriger les processus de transition. Dernière manifestation en date de ce phénomène : le report des élections présidentielles au Mali d’abord prévues pour février 2024. Il n’est pas certain que l’UA et la CEDEAO aient été consultées.
Les causes
Comme lors des précédentes vagues de coups d’État, l’UA s’est contentée de suspendre les États membres défaillants. Toutefois, sa réponse face aux récents coups d’État et d’autres CAG a parfois été incohérente. Bien qu’elle ait rapidement suspendu le Mali, la Guinée, le Burkina Faso et le Gabon, l’UA a hésité à suspendre le Niger. Même si elle a fini par s’y résoudre, elle l’a fait avec retard, étant donné que la suspension aurait dû être immédiate, conformément à l’article 30 de l’Acte constitutif de l’UA.
Au Tchad, les militaires se sont emparés du pouvoir qui aurait dû revenir au président de l’Assemblée nationale, comme le prévoit la Constitution tchadienne de 2018 (article 81). Face à ce coup de force, la réponse de l’UA a suscité la perplexité, car elle n’a ni défini ni traité cette situation comme un CAG, se justifiant par des arguments d’ordre sécuritaire.
En outre, l’UA est restée silencieuse face aux manipulations des constitutions en Côte d’Ivoire (2016), en Guinée (2020), au Gabon (2023), au Rwanda (2023) et en République centrafricaine (2023), qui visaient à prolonger les durées de mandat. Même si la non-conformité constitutionnelle de ces amendements peut être débattue, le silence de l’UA allait clairement à l’encontre du cadre d’Ezulwini de 2009 sur les CAG.
Le CPS et les CER doivent s’assurer que les sanctions sont ciblées et respectueuses des populations
Conformément à l’article IX de ce document, l’UA aurait dû déployer des missions préventives basées sur des indicateurs d’alerte précoce lorsque les événements se sont produits. Il aurait pu s’agir de missions de vérification visant à déterminer si les amendements constitutionnels pouvaient être considérés comme des CAG, au moins pour témoigner du sérieux avec lequel sont traités tous les changements anticonstitutionnels, et pas seulement les coups d’État militaires.
L’inconstance de l’UA face à ces événements a renforcé chez les putschistes et au sein des populations un sentiment d’iniquité de traitement. Ce manque de fermeté et de cohérence a sapé sa légitimité, affaibli l’effet dissuasif des sanctions prises lors des précédentes vagues de coups d’État et suscité la défiance des putschistes au Mali, en Guinée et au Niger à leur égard.
En plus des suspensions, la CEDEAO, qui reste la CER la plus touchée par la vague actuelle, a imposé des sanctions économiques et administratives contre tous les pays victimes d’un coup d’État. Cependant, ces sanctions n’ont pas entraîné de changement dans les comportements des putschistes, et ce pour deux raisons.
Premièrement, les pays voisins compromettent les sanctions imposées. C’est le cas pour le Mali. Certains pays de la région ont exprimé des réserves à l’égard des sanctions de la CEDEAO et ont renforcé leur coopération avec la junte militaire malienne. Bien que les décisions de la CEDEAO ne s’appliquent pas aux pays non membres de l’organisation ouest-africaine, les États membres de l’UA auraient pu soutenir ces sanctions étant donné leur adhésion à la norme continentale de tolérance zéro envers les CAG, que la CEDEAO s’efforçait de défendre.
La deuxième raison est l’exhaustivité des sanctions économiques de la CEDEAO et leurs effets désastreux sur les moyens de subsistance dans les pays sanctionnés. Ces répercussions ont nourri l’aversion de la population à l’égard de l’organisation régionale et ont créé un terrain fertile pour le soutien des citoyens aux putschistes dans un esprit de nationalisme. Les mesures imposées par la CEDEAO au Mali (2020 et 2021), en Guinée (2021) et au Niger (2023) ont ainsi suscité des réactions négatives de la part des populations.
Quelles implications ?
Pour répondre de manière énergique à la vague actuelle de coups d’État, le CPS devrait remédier à ses incohérences et faire face à toutes les formes de CAG avec le même sérieux et la même force. Pour ce faire, il soit mettre en œuvre de manière exhaustive certains instruments tels que le cadre d’Ezulwini, et accélérer la mise en place du sous-comité du CPS chargé des sanctions, afin d’assurer le suivi des mesures prises à l’encontre des États défaillants.
Sur le plan régional, le CPS devrait veiller, compte tenu de son rôle primordial dans le rétablissement de la paix, à la cohérence et à l’égalité de traitement dans la riposte des organisations régionales face aux CAG. Il devrait également collaborer avec ces dernières pour veiller à ce que les sanctions soient ciblées et respectueuses des citoyens des pays touchés. Une telle démarche contribuerait à réduire le rejet populaire des sanctions et à accroître les chances de succès des mesures adoptées en période de crise. Le Conseil devrait également s’assurer du soutien des pays voisins et veiller à ce qu’ils promeuvent des principes et des normes collectives plutôt que des intérêts stratégiques particuliers.