L’initiative « Faire taire les armes » aurait-elle été mise aux oubliettes ?
Mettre fin aux conflits sur le continent africain constitue un défi multiforme qui exige la collaboration des différentes parties prenantes.

Son Excellence l’ambassadeur Mohamed Ibn Chambas, Haut représentant de l’Union africaine pour l’initiative « Faire taire les armes », fait part de ses réflexions au Rapport sur le CPS.
De l’avis général, l’initiative « Faire taire les armes à l’horizon 2020 » n’a pas atteint ses objectifs. Quels ont été les obstacles à sa mise en œuvre et comment peut-elle être relancée ?
Les défis à la fois historiques, institutionnels, constitutionnels, économiques, sociaux et culturels de l’Afrique ont empêché le succès de l’initiative. Tout d’abord, la nature dynamique des menaces auxquelles elle cherche à faire face. Auparavant, la gestion des menaces était principalement axée sur les conflits, mais les menaces actuelles sont multidimensionnelles et ont un impact simultané sur les populations. Elles ont notamment trait à la montée du terrorisme et de l’extrémisme violent, au changement climatique, à la résurgence des changements anticonstitutionnels de gouvernement, aux trafics de drogue, d’armes et d’êtres humains, à la prolifération et à l’utilisation d’armes illicites, ainsi qu’aux problèmes de gouvernance.
Ces obstacles entravent les initiatives destinées à les surmonter, en particulier lorsque la mise en œuvre des décisions et des protocoles nationaux, infranationaux, continentaux et internationaux laisse à désirer. Les nombreux cadres continentaux tardent à produire les changements et les progrès escomptés, ce qui compromet la réalisation de l’objectif de faire taire les armes.
L’Afrique souffre également d’un énorme déficit de gouvernance politique, avec les manipulations constitutionnelles et électorales, les problèmes liés à la gestion des processus électoraux et les atteintes à la liberté politique qui alimentent les conflits dans certaines situations. À mon avis, il s’agit là d’une autre pierre d’achoppement considérable, les transitions politiques étant devenues une préoccupation majeure dans de nombreux États membres.
L’approche tolérance zéro du Conseil de paix et de sécurité (CPS) est donc louable. Elle sanctionne les auteurs de coups d’État, garantit la bonne gouvernance, renforce les institutions démocratiques et consolide le constitutionnalisme et l’état de droit. Le manque de financement prévisible et durable des interventions et des initiatives en faveur de la paix et de la sécurité constitue également un obstacle.
Heureusement, ces réalités ont incité l’Afrique à reconsidérer son action. Le 16e sommet extraordinaire de Malabo tenu en mai 2022 a marqué un tournant dans la stratégie de l’UA contre le terrorisme, l’extrémisme violent, et les changements anticonstitutionnels de gouvernement. Cette réunion a appelé à la revitalisation et à la révision des cadres, des politiques et des mécanismes, au renforcement des capacités des institutions spécialisées. Elle souligne également l’amélioration de la coopération et de la coordination entre les États et les autres parties prenantes dans la lutte contre le terrorisme. Le sommet de Malabo a depuis débouché sur des efforts visant à mettre en place le sous-comité du CPS sur les sanctions ainsi qu’un comité ministériel sur la lutte contre le terrorisme.
Par ailleurs, les efforts se poursuivent pour lutter contre la prolifération des armes légères et de petit calibre en Afrique. Environ 40 millions d’armes à feu sont entre les mains de civils, dont 10 % seulement ont été acquises légalement. La célébration annuelle du Mois de l’amnistie en Afrique, au cours duquel les armes détenues illégalement sont collectées, a permis de réduire le nombre d’armes illicites possédées par les civils.
Toutefois, un travail constant avec les autorités nationales reste nécessaire pour la mise en place d’une législation et de procédures permettant de contrôler efficacement la production, l’exportation, l’importation, le transit et le retransfert d’armes légères et de petit calibre. Néanmoins, des leçons ont été tirées de la première phase de l’initiative et, en collaboration avec les États membres et les communautés économiques régionales (CER), l’UA a entrepris de réorienter ses stratégies.
Quel est le bilan des États membres en ce qui concerne leur mise en œuvre de la Feuille de route principale pour faire taire les armes ?
Leur adhésion au processus est plutôt lente, ce qui nuit au mécanisme de suivi et d’évaluation et à l’efficacité du déploiement des ressources consacrées à l’initiative. Le caractère généralement anecdotique des rapports présentés par les États membres constitue un autre problème. Bien que l’UA joue un rôle de facilitateur, la responsabilité première de la mise en œuvre et de l’appropriation de l’initiative incombe aux États membres, qui doivent traduire la feuille de route en plans d’action nationaux.
L’initiative doit également être portée par d’autres parties prenantes, en particulier les organisations sous-régionales, le secteur privé, les citoyens africains, les organisations de la société civile et les partenaires de développement de l’Afrique.
Depuis l’adoption du mécanisme de suivi et d’évaluation en juin 2021, mon bureau s’efforce de faire en sorte que toutes les parties prenantes s’approprient la feuille de route, en rendent compte et l’évaluent. Des évaluations critiques de la mise en œuvre du document et de ses effets sont indispensables, en particulier de la part des États membres.
Comment, selon vous, jeter des ponts entre l’initiative « Faire taire les armes » et le thème de l’année de l’UA qui porte sur l’« Accélération de la mise en œuvre de la zone de libre-échange continentale africaine » ?
La zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) est un projet phare de l’Agenda 2063. Elle vise à créer un marché africain unique pour les biens et les services grâce à la libre circulation des personnes et des capitaux. Cette occasion exceptionnelle offre une chance au continent de parvenir à l’émancipation économique, ce qui se traduirait par la création d’emplois, la réduction de la pauvreté, l’amélioration du bien-être et un développement plus durable.
Je pense que la paix et la sécurité sont des conditions préalables essentielles aux échanges commerciaux, à la croissance économique durable et au développement. Un environnement stable et sûr est indispensable pour que les entreprises fonctionnent, que les investisseurs prennent des engagements à long terme et que les travailleurs produisent des biens et des services. Le renforcement des échanges commerciaux peut contribuer à la paix et à la sécurité en promouvant l’interdépendance et en favorisant les liens économiques et sociaux entre les pays.
L’UA estime que la paix, la sécurité et le développement socio-économique sont des objectifs mutuellement inclusifs qui doivent être poursuivis simultanément, d’où le thème de l’année 2023 de l’UA. La décision et la déclaration du sommet extraordinaire de la 13e Conférence de l’UA du 5 décembre 2020 ont élargi l’espace politique du développement, offrant une opportunité de tirer parti de la ZLECAf afin de faire taire les armes.
Le caractère évolutif du lien entre la paix, la sécurité et le développement est un élément positif. La quête de la croissance économique par le biais des échanges commerciaux doit être associée à la nécessité de maintenir la paix et la sécurité. La collaboration entre le département Affaires politiques, Paix et Sécurité, la ZLECAf, les États membres de l’UA et d’autres acteurs est primordiale pour adopter des moyens durables de faire taire les armes en vue de l’intégration économique du continent. Comme indiqué dans la matrice de mise en œuvre, une action conjointe ZLECAf/faire taire les armes permettrait de définir des collaborations susceptibles de soutenir les deux projets phares.
L’initiative « Faire taire les armes » implique de nombreuses parties prenantes. Comment comptez-vous élargir l’éventail de ces acteurs ?
L’adoption d’une approche plus résolument multipartite est essentielle pour mettre fin aux conflits, de même qu’un approfondissement des partenariats stratégiques et judicieux afin de promouvoir des approches harmonisées en matière de prévention et d’atténuation des conflits, et de consolidation de la paix. En concevant la Feuille de route principale, le CPS a reconnu l’importance d’impliquer la société civile, en particulier les femmes et les jeunes, dans la conception et la mise en œuvre des plans d’action nationaux visant à faire taire les armes.
La Commission de l’UA doit poursuivre ses efforts pour favoriser la participation de toutes les parties prenantes, en particulier les femmes et les jeunes, à la paix et à la gouvernance aux niveaux national, régional et continental. L’adhésion et le soutien des principales parties prenantes permettront d’accélérer la mise en œuvre et de définir une nouvelle orientation et un nouveau plan d’action pour la feuille de route. La Commission a récemment mis en place le Réseau des centres de recherche et de réflexion pour la paix (NeTT4Peace) et l’Échange interrégional de connaissances (I-RECKE) sur l’alerte précoce et la prévention des conflits afin d’améliorer la collaboration entre les différents acteurs.
Quels sont vos projets et vos priorités ?
Je n’ai pris mes fonctions qu’en mars 2023, je suis donc encore dans une phase d’apprentissage et je veille à consulter, à écouter et à interagir avec le plus de protagonistes possible. À l’avenir, des efforts concertés seront déployés pour :
- mener des initiatives ciblées de plaidoyer et prendre des mesures pratiques pour faire taire les armes, y compris en établissant des contacts directs avec toutes sortes d’organisations de la société civile ;
- mettre en place des missions de plaidoyer dans les États membres, en collaboration avec le CPS et les CER/mécanismes régionaux (MR), afin de mobiliser la volonté politique nécessaire pour incorporer la feuille de route dans les législations nationales ;
- assister le président de la Commission de l’UA dans ses efforts de médiation, de facilitation, de diplomatie préventive pour promouvoir la paix et mobiliser un soutien en faveur de la cessation de la violence sur le continent ;
- poursuivre le dialogue avec les CER/MR et les États membres afin de promouvoir la remise volontaire des armes à feu illicites pendant et après le Mois de l’amnistie en Afrique. Parce que « Faire taire les armes n’est pas qu’un simple slogan » ;
- promouvoir un rétablissement et une transformation axés sur les personnes en mettant l’accent sur l’investissement dans le développement et la mobilisation du capital humain. Les principaux leviers de cette démarche sont les investissements dans les secteurs de l’éducation, des sciences, des technologies, de l’innovation et de la santé, la priorisation de l’employabilité, l’exploitation du dividende démographique par la création d’emplois décents, la mise à contribution de la diaspora africaine et la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes et de l’autonomisation de la jeunesse.
Image: © UN Photo/Martine Perret