La crise des coups d'État en Afrique de l'Ouest n'est pas nécessairement négative
Contrairement à l’opinion générale, les coups d'État en Afrique de l'Ouest ne sont pas entièrement négatifs. Au contraire, ils offrent à la CEDEAO et à ses États membres l'occasion de s’évaluer et de rectifier leurs gouvernances.
La récente réponse de la CEDEAO à la recrudescence des changements anticonstitutionnels de gouvernement (CAG) peine à engendrer des résultats probants contrairement aux décennies précédentes. Quelle est votre appréciation ?
Comme je l’ai affirmé à maintes reprises, notamment lors d’une récente conférence à l’université Howard de Washington, les différents coups d’État, et les crises que nous observons de manière plus globale, sont la preuve de la maturité de la démocratie en Afrique de l'Ouest. Ce sont des manifestations de l’insatisfaction des citoyens de la région qui exigent que les règles du jeu démocratique soient respectées. Ces crises, contrairement à l’opinion générale, ne sont pas totalement négatives. Elles sont, pour moi, une opportunité offerte à la CEDEAO et à ses États membres de s’évaluer et de rectifier certains aspects de leurs gouvernances.
La CEDEAO possède toujours les mêmes instruments et mécanismes qui ont permis de résoudre des crises similaires il y a quelques décennies dans les mêmes États concernés, à savoir le Burkina Faso, le Mali, la Guinée et le Niger. Ces mécanismes étant toujours à la disposition de l’institution régionale, la question fondamentale se rapporte à leur mise en œuvre. Nos mécanismes sont-ils implémentés conformément à l’esprit de nos textes ? Si oui, pourquoi y a-t-il des limites aujourd’hui ? Sinon, il faudra actionner nos instruments comme le prévoient nos textes.
Une autre question importante est celle de la nécessité de renforcer la CEDEAO en tant qu’institution. Il faut que les États membres lui transfèrent pleinement sa supranationalité pour la rendre plus efficace dans sa mission. Si elle peine à faire face aux crises actuelles, c’est en partie en raison de son pouvoir d’action limité par la souveraineté accrue de ses États membres, nonobstant les conventions communautaires auxquelles ils ont adhéré pour la plupart.
Quelle est votre évaluation du niveau de cohérence de la CEDEAO dans la gestion des CAG dans la région ?
En dépit des efforts de la CEDEAO, il faut se rendre à l’évidence que les réponses ont varié d’un État à un autre et en fonction des types de CAG.
Les mécanismes existants ont aidé à résoudre des crises similaires dans les pays ouest-africains
Le constat général est que l’institution régionale a parfois tâtonné dans ses réponses aux CAG perpétrés par voie de manipulations des textes constitutionnels. En revanche, elle a été davantage réactive aux prises de pouvoirs par les militaires, imposant des sanctions et adoptant des mesures politiques strictes à l’encontre des putschistes. En conséquence, un sentiment de « deux poids, deux mesures » a émergé au sein de l’opinion publique et parmi les putschistes dans les pays affectés par les récents coups d’État. La légitimité de la CEDEAO à répondre aux actes inconstitutionnels des militaires s’en est trouvée quelque peu écorchée, créant un terreau fertile à la résistance des putschistes aux sanctions qui leur ont été imposées.
Les putschistes, en effet, estiment aujourd’hui que le seul élément différenciateur entre eux et les chefs d’États auteurs de manipulations de constitutions aux fins de prolonger leurs mandats, est l’utilisation des armes. Cependant qu’on soit militaire ou civil, dès lors qu’on profite de notre position dans les arcanes du pouvoir pour « piétiner » les textes fondamentaux et saisir le pouvoir d’État de manière illégale, on commet un coup d’État. La CEDEAO aurait donc dû sanctionner les occurrences avec la même détermination, en inculquant aux auteurs et à tout velléitaire que les textes doivent être respectés malgré leurs insuffisances.
Par exemple, quand j’étais aux États-Unis d’Amérique en 2008 pour les élections, les Américains, républicains et démocrates confondus, répétaient constamment : « Notre Constitution a des insuffisances, mais c’est notre Constitution, on la respecte ». Il faut donc ancrer une telle culture en Afrique et particulièrement dans notre région. C’est pourquoi la CEDEAO aurait dû répondre tant aux prolongations de mandats qu’aux coups d’État militaires, au nom de l’équité des sanctions et de l’impartialité qu’elle doit revêtir en tant qu’institution régionale.
En second lieu, la CEDEAO devrait anticiper en renforçant et en mettant en œuvre ses mécanismes de surveillance des pratiques démocratiques dans ses États membres. En effet, l’un des constats majeurs lors des différents putschs perpétrés dans la région au cours des cinq dernières années, est l’émergence de liesses populaires acclamant les juntes. Ces réactions de la part de franges, parfois importantes, de populations s’expliquent en partie par l’espoir d’un accès aux dividendes socio-économiques auxquels elles n’avaient pas accès sous la gestion des pouvoirs déchus. Ainsi la CEDEAO et ses États membres devraient-ils prendre leurs responsabilités afin d’assurer aux populations un plein accès aux dividendes de la démocratie. Cela requiert de solides mécanismes régionaux visant à assurer la responsabilisation tant des dirigeants civils que militaires. Notre institution gagnerait également à établir des cadres d’assistance allant au-delà des élections afin de traiter efficacement et durablement les causes des coups d’État à répétition dans la région ouest-africaine.
La société civile doit être un élément à part entière de l’architecture d’assistance préconisée eu égard à son rôle de « pont » entre les politiques et les populations civiles. Alors, la prise de mesures idoines est nécessaire pour assurer son indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques, contrairement à ce qu’on peut observer dans la plupart de nos États de nos jours.
La CEDEAO a récemment levé les sanctions contre le Niger, même si l'objectif premier de rétablir le statu quo n'a pas été atteint. Qu'est-ce qui a motivé une telle décision ?
Il est impératif de préciser de prime à bord que seules les sanctions ayant un impact sévère sur les populations nigériennes ont été levées conformément aux textes de la CEDEAO qui préconisent l’adoption de mesures répressives respectueuses du bien-être de ses populations. En outre, de nombreuses voix s’étaient élevées pour décrier les souffrances subies par les populations, principalement dues aux sanctions économiques et à la fermeture des frontières. Les sanctions politiques et administratives imposées aux membres de la junte demeurent.
"piétiner" les textes fondateurs et s'emparer illégalement du pouvoir est synonyme de coup d'État
L’autre motivation fondamentale derrière la levée des sanctions est la volonté des chefs d’États et de gouvernements de créer les conditions propices à une transition rapide et paisible au Niger. La levée des sanctions donne la possibilité d’intensifier les pourparlers avec les autorités de transition dans la visée de découvrir leurs objectifs et d’établir un calendrier de retour à l’ordre constitutionnel. Les populations doivent comprendre qu’un pouvoir constitutionnellement établi suscite davantage de confiance chez les partenaires au développement et génère plus de retombées socio-économiques qu’un régime qui accède aux affaires de manière anticonstitutionnelle. La CEDEAO s’attèlera donc dans cette nouvelle phase à éveiller les consciences des populations et à accélérer le processus de transition à travers le dialogue.
Toutefois, les autorités nigériennes tardent à donner une suite favorable à la levée des sanctions économiques et financières et à l’annonce de la réouverture des frontières. Elles maintiennent leurs frontières closes. Une telle posture suscite des interrogations quant aux réelles motivations qui ont mené à leur prise de pouvoir. Était-ce dans l’intérêt des populations ou la leur ?
La sévérité des sanctions imposées au Niger s’explique notamment par le fait que le putsch perpétré contre le régime du président Bazoum intervient à la suite de plusieurs autres qui auraient dû servir d’avertissements. La CEDEAO a donc voulu marquer le coup pour dire « non », de façon définitive, aux coups d’État dans la région et appliquer sa politique de « tolérance zéro » avec une fermeté on ne peut plus absolue. La CEDEAO n’a donc pas commis d’erreur en adoptant une telle approche car une méthode similaire a été appliquée dans ce même État dans un contexte identique en 2011 et a produit des résultats probants, en l’occurrence, un retour à l’ordre constitutionnel. Cependant, l’adoption d’une posture plus dure par la CEDEAO risquait d’être contre-productive. Les sanctions imposées au Niger, au regard de la nature des récents coups d’État et du sentiment de « deux poids, deux mesures » évoqué plus haut, s’exposaient potentiellement à un échec. Elles n’ont malheureusement pas fonctionné dans le cas présent contrairement à 2011.
Le Niger, le Mali et le Burkina ont menacé de se retirer de la CEDEAO. Quelles pourraient être les conséquences d'une telle décision ?
Il n’y a de communauté, d’organisation et d’alliance sans crise. Alors, sortir de la CEDEAO n’est pas une solution viable pour le Niger, Le Mali et le Burkina Faso. Ils se priveraient des avantages acquis pendant des décennies au sein de la CEDEAO, notamment la libre circulation des personnes et des biens dans l’espace régional. Une telle décision compliquerait davantage les transitions politiques en cours car un retrait de ces pays signifierait automatiquement l’arrêt de toute assistance de la CEDEAO. À long terme, ce retrait pourrait être contre-productif dans la mesure où il est plus politique que social et ne s’opère pas nécessairement dans l’intérêt des populations de ces différents pays.
En quittant la CEDEAO, les pays renonceraient à la libre circulation des personnes et des biens
A fortiori, l’Alliance des États du Sahel (AES) n’est pas incompatible avec la participation de ses États membres à la CEDEAO au regard des multiples organisations sous-régionales telles que l’Union du Fleuve Mano et le Conseil de l’Entente dont les États sont également membres de l’institution régionale.
La récente soumission des requêtes de retrait par le Niger, le Mali et le Burkina Faso, laisse douze mois à la CEDEAO pour tenter, avec ses moyens et le soutien de l’Union africaine, de résorber le différend avec les trois États de l’AES. La CEDEAO s’active donc à engager le dialogue avec le Niger, le Mali et le Burkina Faso. Trois chefs d’État ont été désignés pour mener les discussions.
Que doit faire la CEDEAO pour gérer la menace de retrait ?
La CEDEAO se doit de poursuivre son assistance aux transitions en cours dans ces trois États dans la mesure où leur retrait n’est pas encore acté. Elle doit renforcer son action, notamment en veillant à l’établissement et à l’exécution minutieuse des calendriers de transition. Dans cette démarche, l’Union africaine devrait soutenir la CEDEAO conformément aux principes de subsidiarité et de complémentarité sans retenue et sans questionnement. Toutefois, la réalité est toute autre car l’Union africaine ne semble pas partager l’interprétation qu’a la CEDEAO de ces deux principes.
Nonobstant les nombreux forums et plateformes où ces principes, complémentarité et subsidiarité, ont été débattus et explicités, ils ne semblent pas constituer le socle de la collaboration entre la CEDEAO et l’Union africaine. Dans leurs réponses aux récentes crises dans la région, l’Union africaine et la CEDEAO ont eu des interprétations divergentes de ces notions.
Au regard de l’urgence actuelle, engendrée par l’imminent retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger, l’Union africaine devrait soutenir la CEDEAO dans ses éventuelles actions visant à convaincre les États de l’AES à se maintenir au sein de l’institution régionale.