Interview du CPS : La déclaration de Lomé contre les coups d’État, un outil qui a fait son temps

Des stratégies pratiques et innovantes sont nécessaires pour prévenir et combattre les coups d'État en Afrique.

Le Rapport sur le Conseil de paix et de sécurité (CPS) a sollicité l’avis d’Admore Mupoki Kambudzi, initiateur de la politique de tolérance zéro de l’Afrique à l’égard des changements anticonstitutionnels de gouvernement. Le Dr Kambudzi a été secrétaire du CPS de l’Union africaine (UA) de 2006 à 2016 et a également dirigé le département Paix et Sécurité de l’UA.

L’augmentation du nombre de coups d’État témoigne clairement de l’échec de la politique de tolérance zéro de l’Afrique. Comment en est-on arrivé là ?

À mon avis, la résurgence des groupes armés non étatiques en Afrique s’explique par trois facteurs principaux. Le premier est principalement lié à l’incapacité des autorités civiles à garantir l'accès aux services publics essentiels tels que l’école, les soins de santé abordables, les infrastructures adéquates, l’eau potable, la sécurité alimentaire et l’emploi pour des millions de jeunes Africains.

Le second est la montée d’un sentiment de mécontentement qui incite les citoyens à s’engager dans des activités criminelles, des actes de violence et d’autres comportements antisociaux et hostiles au pouvoir en place. Dans un tel état de mécontentement, le front civil ne parvient que rarement à s’organiser de manière stratégique pour parvenir à un remplacement pacifique des dirigeants. La situation peut s’avérer encore plus compliquée dans les pays où les mécanismes censés assurer un renouvellement régulier de ces dirigeants sont défaillants, malgré le potentiel d’idées et des pratiques novatrices contribueraient à stimuler le progrès socio-économique.

Le chaos qui s’installe fournit en fin de compte le contexte dans lequel des éléments de l’armée, pareillement mécontents, se présentent comme défendant les intérêts de la population. Les négociations qui en résultent entre l’armée et la population conduisent toujours à des ingérences dans la conduite politique du pays, avec d’énormes répercussions sur la stabilité de l’État.

La situation de l’Afrique traduit le mécontentement des citoyens en quête de changements économique et sécuritaire

Troisièmement, on constate des insuffisances aux niveaux régional et continental dans la mobilisation des États membres pour mettre en œuvre les instruments, les politiques et les cadres négociés. Cette situation est aggravée par l’incapacité des mécanismes régionaux et continentaux à imposer la mise en œuvre des cadres établis, qui n’ont alors aucun impact sur la trajectoire des interactions politiques dans les États membres.

L’incapacité récente des gouvernements à assurer la sécurité ou à gérer les situations d’insécurité croissante constitue une préoccupation majeure pour les populations, en particulier au Sahel, dans le bassin du lac Tchad et dans certaines parties de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale. Au Mali et au Burkina Faso, par exemple, les ingérences de l’armée ont été fortement influencées par l’inaction du gouvernement, qui n’a pas fourni le soutien nécessaire aux opérations militaires contre la montée des activités terroristes.

La déclaration de Lomé était l’une des plus belles réussites de l’UA. Que s’est-il donc passé ?

La situation actuelle de l’Afrique est le résultat, entre autres facteurs, du mécontentement des citoyens qui attendent une amélioration de leur situation économique et de leur sécurité. En effet, la formulation et l’adoption de la déclaration de Lomé, à l’époque de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ont été largement inspirées par l’implication de mercenaires et l’ingérence de puissances étrangères lors de coups d’État, chaque fois que les décisions d’un gouvernement étaient perçues comme contraires aux intérêts de ces mêmes puissances étrangères.

La déclaration a perdu de son utilité, car actuellement, rares sont les changements de gouvernement non démocratiques imputables à des puissances extérieures. Bien que certains supposent que le récent coup d’État au Gabon a pu être influencé par des acteurs extérieurs, la thèse selon laquelle une puissance étrangère aurait joué un rôle dans cet événement n’est pas fondée. Le coup d’État s’est produit parce que les dirigeants politiques gabonais n’ont pas su faire en sorte que l’extraction des ressources naturelles, telles que le pétrole, le bois et le manganèse, et les bénéfices générés profitent à la majorité de la population.

Si le CPS outrepasse les limites fixées par son protocole, il risque de se voir désavoué par les États membres

Lors de sa troisième retraite, qui a eu lieu en décembre 2009 à Ezulwini (Eswatini), le CPS a reconnu l’inadéquation du cadre de réponse contre les changements anticonstitutionnels de gouvernement (CAG). Il a noté que les nouvelles formes de CAG en Afrique rendaient impérative l’introduction de nouvelles stratégies et l’adoption de mesures pratiques novatrices afin de renforcer les dispositions institutionnelles existantes en matière de prévention et de lutte contre les coups d’État. Ces mesures devraient être associées à des dispositions innovantes pour gérer les situations/transitions post-coup d’État.

Il conviendrait d’envisager un successeur efficace à la déclaration de Lomé, adapté au paysage politique de l’Afrique d’aujourd’hui. Le CPS pourrait donc demander à la Commission de l’UA de lancer une série d’études et de dialogues qui aboutiraient à l’élaboration d’une doctrine pour succéder à la Déclaration de Lomé, ainsi qu’à son examen et à son adoption par les organes politiques compétents de l’UA. Si le CPS continue de se contenter de suspendre les États membres victimes de coups d’État, sans chercher à adapter ses anciennes approches aux réalités de notre époque, il risque de se couper des populations africaines.

Dans quelle mesure les récents coups d’État ont-ils été plébiscités par les populations ?

Les individus ont trop d’attentes à l’égard de l’UA. Oui, l’UA est en mesure de faire certaines choses, mais certainement pas tout ce qui est attendu d’elle. L’Acte constitutif de l’UA, ne prévoit pas la possibilité d’imposer des sanctions à un chef d’État ou à un gouvernement, même en cas de violation des principes de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance.

Il s’agit là d’une caractéristique qui différencie considérablement l’UA d’autres organisations telles que l’Union européenne, qui dispose pour sa part d’un ensemble de sanctions applicables à un pays membre fautif. L’UA représente plutôt une association assez libre d’États membres issus de cultures politiques différentes (démocratiques, autocratiques, gérontocratiques, etc.). Chacun d’entre eux est indépendant, protège sa souveraineté et cherche à se gouverner pleinement lui-même. Les États peuvent revenir sur les accords continentaux qu’ils ont précédemment signés, mais nul n’est tenu de les poursuivre pour cela, ni même de leur demander des comptes.

Il faut combler les lacunes des infrastructures en matière de gestion des CAG et de riposte

Il y a quelques années, feu le premier ministre éthiopien Meles Zenawi avait fait part de ses inquiétudes concernant l’Acte constitutif, arguant que sa formulation ne permettait pas au continent de faire face à certains problèmes urgents. Il semble qu’il ait eu raison, mais à ce jour, rien n’a été fait pour remédier aux zones d’ombre de l’Acte constitutif et d’autres instruments fondamentaux de l’UA.

Si le CPS a baissé les bras dans la gestion de ces menaces sécuritaires, comment peut-il assumer à nouveau la responsabilité des ripostes ?

Pour l’instant, tout ce que le CPS peut faire, c’est appliquer son protocole et d’autres instruments pertinents en cas de coups d’État et d’autres menaces à la paix et à la sécurité. S’il tente d’agir en dehors de ce cadre, il risque de perdre la confiance des États membres de l’UA. L’article 7 du protocole du CPS traite de cette question. Il convient également de rappeler que l’article 3 (4), du protocole accordee à la Conférence de l’UA le pouvoir d’évaluer périodiquement les performances du CPS en ce qui concerne les exigences de l’article 5 (2) et de prendre les mesures qui s’imposent.

Le CPS est donc responsable devant les États membres et doit justifier du bien-fondé de ses décisions, en fonction des différentes situations. Il ne peut pas aller plus loin que ce à quoi l’autorise la Conférence. Sinon, il deviendrait obsolète. En faisant cela, le CPS suivrait la même trajectoire que son défunt prédécesseur, l’Organe central du Mécanisme de l’OUA pour la prévention, la gestion et la résolution des conflits.

Pensez-vous qu’il faille revoir les normes relatives à la gestion des CAG ? Et comment le CPS peut-il procéder ?

Oui, les normes continentales régissant notre gestion des situations de paix et de sécurité doivent être réexaminées. L’Afrique est en constante évolution. Nous devons combler les lacunes des infrastructures institutionnelles en matière de gestion et de riposte. Par ailleurs, nous devons également introduire des innovations adaptées à notre époque, en tenant compte des recommandations quant à la façon dont le monde évolue.

Les enjeux en présence étant nombreux, des efforts doivent être déployés pour renforcer la complémentarité et les avantages comparatifs entre toutes les parties prenantes, qu’elles soient régionales, continentales ou mondiales. Aucune entité ne peut à elle seule apporter toutes les réponses.

Pour leur part, et compte tenu de l’urgence d’établir une doctrine sur les CAG, les groupes de réflexion africains pourraient être amenés à éclairer la Commission de l’UA en menant des recherches approfondies susceptibles de contribuer à la mise en place de solutions durables pour relever les défis de la paix et de la sécurité en Afrique.

Related content