Endiguer le recrutement d’enfants soldats dans la région du bassin du lac Tchad
Les groupes armés recrutent chaque année des milliers de jeunes garçons. Il existe cependant de nombreuses pistes pour y remédier.
Peu de détails filtrent quant à l’utilisation d’enfants combattants par le groupe État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO). Les préoccupations sont davantage orientées vers le Jama'atu Ahlis-Sunna Lidda'awati wal Jihad (JAS), la faction de Boko Haram dirigée par Bakura Doro. Le JAS est tristement célèbre pour son recrutement d’enfants, tant filles que garçons, comme kamikazes et combattants, qui font des milliers de morts.
Entre 2017 et 2019, l’Organisation des Nations unies (ONU) a documenté le recrutement et l’utilisation d’au moins 1 385 enfants par Boko Haram. Parmi ceux-ci, sept filles ont été utilisées dans un attentat-suicide contre un poste de contrôle militaire, qui a tué 100 personnes, y compris elles-mêmes.
Le nombre d’enfants recrutés par les deux factions de Boko Haram pourrait toutefois être plus élevé que le chiffre avancé de l’ONU, étant donné la difficulté d’accès aux nombreuses zones où ces groupes opèrent. On estime que l’EIAO compterait à lui seul au moins 3 000 enfants soldats dans ses rangs, tous des garçons. En février 2022, environ 200 garçons ont obtenu leur diplôme dans le cadre du programme de radicalisation du groupe.
Le manque d’informations sur l’EIAO pourrait s’expliquer par sa supposée stratégie « Conquérir les cœurs et les esprits », qui lui permet de se présenter comme un groupe respectueux de la population. Cette stratégie ne constitue en fait qu’un leurre, puisque de nombreux rapports font état d’attaques contre des civils. Le manque de données tiendrait aussi peut-être à l’éloignement géographique de l’implantation de la faction, aux confins du bassin du lac Tchad (BLT), dont l’accès limité ne permet pas d’avoir une idée précise de ce qui s’y passe.
La zone de recrutement de l’EIAO, principale filiale de l’État islamique en Afrique, pourrait même déborder des frontières du BLT. Son chef, Abu Musab al-Barnawi, est considéré comme le chef de file de l’État islamique en Afrique et le groupe a déjà tissé des liens avec l’État islamique au Sahel et l’État islamique en Afrique centrale. La multiplication des recrutements, en particulier de jeunes garçons appelés à servir pour une longue période, peut permettre à l’EIAO d’étendre son influence dans d’autres parties de l’Afrique de l’Ouest, du Sahel et au-delà.
Les violations des droits de l’enfant
La Force multinationale mixte (FMM), soutenue par l’Union africaine (UA), a entrepris une campagne militaire régionale contre les deux factions de Boko Haram. Ces dernières années, la FMM a mené des opérations militaires fructueuses dans le BLT, qui ont permis le retour de personnes déplacées et facilité la mise en œuvre de projets de développement et de programmes d’aide humanitaire. L’opération Intégrité du lac, qui s’est déroulée de mars à août 2022, en est un exemple. Les opérations de la FMM ont largement contribué au déclin de l’influence de l’EIAO, limitant son expansion territoriale, en dépit de quelques succès isolés lui ayant permis de s’étendre au-delà des îles du lac Tchad.
Les recrutements de l’EIAO pourraient s’étendre au Sahel, à l’Afrique de l’Ouest, voire au-delà
Compte tenu des pertes subies lors de ces opérations militaires, l’EIAO a commencé à recruter des enfants-soldats. Le désespoir du groupe transparaît dans la manière dont il traite ces enfants. Nombre d’entre eux sont en effet kidnappés lors de raids, dans leurs maisons et leurs villages au Cameroun, au Tchad, au Niger et au Nigeria. Certains sont enlevés sous prétexte d’être inscrits dans le système d’éducation islamique Tsangaya, prédominant dans ces régions.
Dans l’une de ses études, l’Institut d’études de sécurité (ISS) rapporte les propos d’un ancien combattant qui affirme que l’EIAO aurait recruté plus de 800 enfants nigériens pour la seule année 2022. Ce chiffre suggère que le groupe pourrait travailler de concert avec des recruteurs en qui les familles ont suffisamment confiance pour confier leur garçon à un enseignant du Coran.
Au moins cinq anciens combattants, commandants et instructeurs avec lesquels l’ISS s’est entretenu de manière indépendante étaient âgés de 25 ans au maximum et tous, sauf un, affirmaient avoir été recrutés plus de 10 ans auparavant. Certains n’ont fait partie que du JAS, tandis que d’autres l’ont quitté pour rejoindre la faction dissidente qui a formé l’EIAO. Ils ont en commun d’être tous passés par le tadrib (programme de radicalisation dispensé dans des centres appelés Darul Quran).
Début 2022, l’EIAO a publié une vidéo de propagande de recrutement montrant de jeunes garçons s’entraînant au combat, bien nourris et bien traités. Toutefois, d’anciens combattants affirment que la réalité est toute autre et que la vie au sein du groupe est bien plus difficile.
Selon un ancien commandant, l’entraînement commence par des exercices visant à renforcer la résistance et l’endurance des enfants, avec des courses de plusieurs kilomètres effectués à jeun. Les jeunes recrues sont ensuite initiées à l’entraînement au combat et au maniement du fusil. Un ancien enfant soldat a déclaré que, initialement, de nombreux enfants avaient peur de porter un fusil en raison de son poids.
Certains pleurent, d’autres tremblent, d’autres encore s’effondrent sous le poids de l’arme. Certains instructeurs crient sur les enfants tandis que d’autres les fouettent en cas de signes de faiblesse. Peu à peu, les jeunes s’habituent et apprennent à tirer.
Compte tenu de ses pertes lors de ses opérations militaires, l’EIAO a commencé à recruter des enfants-soldats
Parfois, juste pour effrayer un enfant, un instructeur tire inopinément sur le sol entre ses jambes ou juste à côté. Selon l’ancien instructeur interviewé par l’ISS, cette méthode permettrait à l’enfant de surmonter sa peur et le rendrait plus courageux. Parfois, des accidents se produisent et un enfant est abattu par inadvertance. Il arrive aussi que l’enfant s’évanouisse à cause du choc provoqué par un tir impromptu.
Une fois qu’ils savent manipuler un fusil, les enfants sont considérés comme aptes au combat. Certains montrent de l’intérêt et se portent volontaires pour être en première ligne, tandis que d’autres, par peur, préfèrent rester à l’arrière ou même éviter de participer. Parfois, un commandant place de force les enfants en première ligne et punit sévèrement ceux qui ont peur ou qui tentent de se retirer.
Compte tenu des risques encourus dans ces combats, les commandants et les combattants de l’EIAO n’enrôlent pas de force leurs propres enfants. Ces derniers sont orientés vers l’étude de la religion afin de devenir des clercs ou des juges. Toutefois, si l’enfant choisit malgré tout de devenir un combattant, il est formé en conséquence, mais avec un traitement différent.
La lutte contre le fléau
Étant donné que l’UA et le Conseil de paix et de sécurité (CPS) sont dirigés par leurs États membres alors que les auteurs de ces crimes, tels que l’EIAO, sont des groupes armés non étatiques, il peut s’avérer difficile d’appliquer les cadres du CPS. L’accent devrait donc être mis sur la prévention du recrutement d’enfants et, plus généralement, sur les problèmes socio-économiques et de gouvernance qui favorisent le recrutement par les groupes armés non étatiques. Le communiqué publié à l’issue de la 1 101e réunion du CPS sur les enfants victimes des conflits armés en Afrique est à ce titre essentiel.
Le CPS y encourage l’incorporation de six violations graves à l’encontre des enfants dans les programmes scolaires des États membres afin de renforcer la sensibilisation au niveau local sur les violations des droits de l’enfant. Il encourage en outre la recherche sur la prévention du phénomène des enfants soldats. Ces mesures sont importantes, car les communautés éloignées et frontalières où sont recrutés les enfants peuvent ne pas être conscientes que les agissements de l’EIAO constituent des violations. Les campagnes de sensibilisation devraient impliquer les notables locaux, les personnalités religieuses, les groupes de jeunes et de femmes, ainsi que les enseignants, les recrutements s’effectuant au sein de la communauté et de la famille.
Les responsables politiques de Borno devraient partager leurs enseignements dans la lutte contre le recrutement d’enfants-soldats
Il est possible aussi de recourir à une action militaire délibérée pour secourir les enfants recrutés par l’EIAO et d’autres groupes armés. Les mandats du FMM pourraient lui permettre de jouer un rôle important à cet égard, notamment concernant la création d’un environnement sûr dans les régions du BLT touchées par Boko Haram. Cela peut avoir autant d’effet que les programmes de désarmement, de démobilisation et de réintégration que le BLT a mis en œuvre pour affaiblir la capacité de combat de Boko Haram.
La création de programmes de réhabilitation et de réinsertion destinés aux anciens enfants soldats devrait par ailleurs être envisagée. Ils comporteraient un volet éducatif, un volet de formation professionnelle et un volet de soutien psychosocial pour faire face aux traumatismes vécus par ces enfants.
Le Borno, l’État du BLT qui souffre le plus du phénomène, a réalisé dans ce domaine des avancées dont les autres régions affectées pourraient tirer profit. Outre la promulgation de la loi sur les droits de l’enfant, l’État a réhabilité et réintégré 6 503 enfants anciennement associés à Boko Haram. L’accent mis sur l’éducation a permis la construction et la réhabilitation de dizaines d’écoles et la scolarisation d’enfants.
Il s’agit également de mettre les enfants hors de portée de groupes tels que Boko Haram. Le CPS pourrait inviter les responsables politiques de l’État de Borno à partager leurs expériences avec d’autres États membres où les enfants sont recrutés par des groupes armés.
Il est tout aussi important de s’attaquer aux causes de ce fléau. Les stratégies de recrutement de Boko Haram s’appuient sur la pauvreté, le faible niveau d’éducation et la marginalisation sociale qui dominent dans de nombreux secteurs touchés, en particulier dans les zones frontalières, où l’absence de services publics est encore plus prononcée.
Il est important que le CPS attire l’attention sur ce point et demande des rapports détaillés sur les actions entreprises dans les régions frontalières pour y remédier. Il conviendrait également d’envisager la tenue d’une session ouverte impliquant les acteurs de terrain, au cours de laquelle un état des lieux de la situation pourrait être dressé et le rôle de l’action politique faire l’objet d’un débat approfondi.
Image : © Capture d'écran vidéo Démasquer Boko Haram / ISWAP