Des problèmes de coordination qui contrarient les efforts de paix continentaux

Afin de garantir la paix et la sécurité, l’Union africaine et les communautés économiques régionales doivent coordonner leurs interventions et repenser leurs approches.

Afin d’éliminer les conflits en Afrique, les dirigeants africains ont axé leur stratégie sur le renforcement de la coordination entre l’Union africaine (UA) et les communautés économiques régionales (CER). Cependant, leur route est jonchée d’écueils. Les CER, en tant qu’entités indépendantes, ont tendance à régionaliser les processus de paix au lieu de construire un système de riposte fort à l’échelle du continent. L’attachement des États membres à la souveraineté empêche également l’UA de remplir son rôle d’organe suprarégional.

En signant le traité d’Abuja de 1991, qui établit une communauté économique africaine, les chefs d’État africains ont envisagé les CER comme les éléments constitutifs de l’intégration continentale et l’UA comme l’organe chargé de la gestion des affaires africaines. C’est dans cet esprit que, lors de la première réunion de coordination semestrielle UA-CER de 2019 à Niamey, les dirigeants ont réaffirmé leur détermination à œuvrer en faveur d’une « Afrique intégrée, prospère et pacifique ». Ils ont également souligné que seule une solide coordination multisectorielle, notamment en matière de paix et de sécurité, entre l’UA et les CER permettrait d’y arriver.

Or, c’est plutôt le manque de coordination qui transparaît face à plusieurs conflits qui sévissent sur le continent. Par exemple, en réponse au conflit au Soudan, l’UA et l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) ont réagi chacune de leur côté en mettant en place des processus de paix concurrents. Elles ont élaboré des feuilles de route distinctes et nommé des médiateurs différents alors que la réponse à la crise devait être concertée. Ce qui va à l’encontre de l’esprit de coordination sur lequel devrait reposer l’architecture africaine de paix et de sécurité (APSA).

Cependant, on rencontre les mêmes problèmes de coordination, notamment au Mali, en Guinée, au Tchad et en République démocratique du Congo (RDC). Les problèmes de coordination persistent entre l’UA et les CER, malgré les directives du cadre, remettant en question la détermination des organisations africaines à collaborer pour réaliser la vision « l’Afrique que nous voulons », énoncée dans l’Agenda 2063.

Ces difficultés nuisent au rétablissement de la paix sur le continent, à l’intégration africaine et à la réalisation de l’Agenda 2063. Il est impératif de les aborder dans le cadre de la gestion des conflits, en examinant leurs causes et leurs répercussions sur le rétablissement de la paix en Afrique.

Comment les problèmes se manifestent-ils ?

Les interlocuteurs du Rapport sur le CPS ont identifié quatre facteurs à ces problèmes de coordination : les principes de coordination, l’exclusion des CER des décisions, les réformes structurelles à l’UA, le manque de ressources financières et opérationnelles. Selon plusieurs observateurs, le principe de subsidiarité, en vertu duquel l’UA et les CER se répartissent les différentes tâches et définissent leurs rôles dans les conflits, demeure très mal interprété.

L’UA et l’IGAD ont mis en place des processus de paix concurrents au Soudan

Au Mali et en République centrafricaine (RCA), la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) se sont plaintes du manque de clarté dans la répartition des tâches. Selon un interlocuteur du Rapport sur le CPS, les deux organisations régionales ne savaient pas jusqu’à quel point elles pouvaient intervenir avec ou sans l’UA.

Cette situation a souvent été source de confusion et de tensions entre l’UA et les CER dans des pays touchés par des conflits. Par exemple, la CEDEAO et l’UA ont eu du mal à harmoniser leurs interventions lors de la crise malienne de 2012. Cela s’est traduit par la nomination, non concertée, d’un envoyé spécial de l’UA et par la création de deux missions de paix (la mission de l’UA pour le Mali et le Sahel et la mission de la CEDEAO au Mali) aux objectifs concurrents.

De même, en RCA, des tensions sont apparues et des interventions non harmonisées ont été menées, lorsque la CEEAC a reconnu le leadership de Michel Djotodia, après qu’il a accédé au pouvoir de manière irrégulière en 2013. L’UA avait préconisé que le nouveau régime ne soit pas reconnu. La création ultérieure du Groupe de contact international pour la RCA a néanmoins amélioré la collaboration entre la CEEAC et l’UA.

Certains affirment que l’UA suppose que la participation de la plupart des États membres aux CER garantit une certaine sensibilisation et un certain degré d’acceptation au niveau régional. Par conséquent, l’UA ne ferait appel aux CER qu’en cas de nécessité. Cependant, ces dernières considèrent cette approche comme une tentative de l’UA d’imposer ses vues et ses méthodes à l’ensemble du continent, alors qu’elle devrait plutôt encourager une collaboration constructive et des réponses coordonnées aux situations d’urgence. Même lorsque des mécanismes d’intervention sont définis, l’UA peine à accorder aux CER une marge de manœuvre totale et exerce un contrôle minutieux, ce qui conduit les blocs régionaux à élaborer des réponses concurrentes.

Les réformes de l’UA ont été mentionnées à plusieurs reprises comme une source de perturbation de la coordination entre l’UA et les CER. L’APSA appelle à l’harmonisation des structures, mais les changements structurels intervenus au sein de l’UA n’ont pas encore été répercutés au sein des CER. Par conséquent, les divergences structurelles qui émergent perturbent les accords existants. La fusion des départements de l’UA, responsables de la paix et de la sécurité et des affaires politiques en est un exemple frappant, puisqu’elle a réduit à néant le système d’alerte précoce à l’échelle du continent.

La coordination de l’alerte précoce à l’échelle du continent est désormais plus difficile, et les efforts de réaction rapide ne sont plus harmonisés. En outre, avec les changements intervenus au sein de l’UA, la coordination entre l’UA et les CER relève à la fois de l’Architecture africaine de gouvernance (AAG) et de l’APSA. Cela implique la nécessité d’élaborer une feuille de route AAG/APSA pour déterminer les modalités de collaboration des CER avec une UA réformée. Cette feuille de route n’ayant pas encore été établie, l’UA devrait informer les CER de ses méthodes de travail transitoires.

Le principe de subsidiarité, qui répartit les tâches et définit les rôles en cas de conflit, reste très mal interprété

Enfin, certains experts affirment qu’au-delà des questions financières et opérationnelles qui limitent leurs capacités de réponse, les lacunes dans la coordination résultent principalement d’un manque de volonté politique de l’UA et des CER. Ils affirment que les organisations pourraient surmonter ces problèmes si seulement elles pouvaient dépasser leurs « querelles d’ego » et coopérer de manière constructive.

Les répercussions sur la paix et la sécurité

Les difficultés de coordination entre l’UA et les CER entravent l’harmonisation des politiques régionales et continentales, y compris dans le domaine de la gestion des conflits. Les mécanismes, initiatives et politiques des CER se superposent à ceux de l’UA. Les États membres privilégient souvent les instruments régionaux par rapport à ceux de l’UA, entravant ainsi l’incorporation des cadres continentaux dans les législations nationales, le partage des expériences et la coordination dans le cadre de l’APSA.

C’est donc la concurrence qui prévaut. Cette situation est d’autant plus complexe que les adhésions aux CER se chevauchent. Outre les rivalités avec l’UA, il arrive que les CER soient concurrentes et que leurs interventions fassent double emploi. En RDC, par exemple, la Communauté de l’Afrique de l’Est, la Communauté de développement de l’Afrique australe et l’UA ne parviennent pas à coordonner leurs réponses, au mépris des politiques régionales et continentales.

Par ailleurs, l’absence de coordination entre les CER peut être analysée de deux manières. Premièrement, certains cadres tels que l’APSA et le protocole révisé sur la coordination UA-CER précisent comment la subsidiarité devrait être envisagée, mais n’expliquent pas comment des CER dont les membres se recoupent peuvent se coordonner. Deuxièmement, les décideurs politiques estiment que le manque d’intérêt pour la coordination résulterait de l’absence de volonté politique des CER et des intentions cachées des puissances émergentes. En effet, celles-ci interviennent souvent dans les crises sans consulter l’UA et les CER, en s’opposant aux efforts susceptibles d’aller à l’encontre de leurs intérêts.

Par conséquent, au lieu de réagir de manière coordonnée aux crises, l’UA et les CER sont en concurrence, ce qui détourne leur attention de ce qui devrait être leur préoccupation première. Elles se mettent ainsi mutuellement devant le fait accompli, comme ce fut le cas au Mali (2013) et en RCA (2014), lorsqu’elles se sont livrées à des querelles inutiles sur la primauté d’intervention.

La concurrence et le manque de coordination sont devenus la norme, certains pays membres de deux ou trois CER

Dans un tel contexte, l’on peut par exemple se demander qui, de l’UA ou de la CEDEAO, devrait combler le vide laissé par le retrait de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies au Mali (MINUSMA). Il n’est pas certain que les deux organisations aient la volonté nécessaire pour coordonner leurs efforts, étant donné que leurs missions respectives apportent des réponses concurrentes.

D’une manière générale, le rétablissement de la paix est entravé par les rivalités et le manque de coordination entre l’UA et la CER. Ces tensions favorisent la prolifération de micro-initiatives pour traiter de questions spécifiques dont l’impact est limité et qui empêchent également la mise en œuvre efficace, aux niveaux régional et national, de cadres et de mécanismes continentaux tels que l’APSA.

Quelle voie à suivre ?

Pour y remédier, en particulier en cas de crise, l’UA et les CER devraient convenir d’une évaluation conjointe de leurs ripostes passées et en cours. Cela permettrait d’identifier les problèmes rencontrés et d’anticiper d’éventuels obstacles. Un tel processus permettrait également d’identifier les meilleures pratiques en vue d’améliorer la coordination et d’élaborer une feuille de route pour l’AAG et l’APSA. La question de la coordination dans les pays membres de deux ou trois CER différentes pourrait également être abordée.

L’UA devrait continuer à moduler ses réponses au cas par cas, en fonction de son appréciation des conflits. Cette approche peut, du moins en théorie, assurer une certaine flexibilité et adaptabilité des méthodes de travail. Néanmoins, les réformes entraînant des changements, l’UA devrait inciter les CER à s’attaquer conjointement aux perturbations structurelles et à harmoniser leurs structures et mécanismes de réponse.

Les CER semblent de plus en plus indépendantes vis-à-vis de l’UA et ne reconnaissent  que rarement son importance dans leurs actions, malgré son rôle central dans la gestion de la paix et de la sécurité en Afrique. Il convient toutefois de leur rappeler que leur mandat concernant la résolution des conflits découle du traité d’Abuja de 1991 et de l’APSA. Les CER devraient favoriser une approche collective, en se coordonnant avec l’UA et en œuvrant dans le cadre d’un système continental plutôt que d’aller à l’encontre de l’intégration continentale.

L’UA et les CER devraient explorer des moyens alternatifs et fiables de renforcer leurs capacités financières. Cela pourrait impliquer de décentraliser le Fonds pour la paix de l’UA à l’échelle régionale et d’encourager les contributions des parties prenantes, telles que le secteur privé. Enfin, elles devraient faire preuve de plus de volonté politique et s’engager à bâtir une Afrique plus forte.

Image : peaceau.org

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