Conventions de Genève : 75 ans après, les crises humanitaires persistent
Malgré un soutien massif au droit humanitaire, les Conventions ne sont pas toujours respectées, y compris en Afrique.
Le Rapport sur le CPS a demandé à Patrick Youssef, directeur régional pour l’Afrique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), comment faire en sorte que les Conventions de Genève soient mieux appliquées.
Où en est l’Afrique dans la mise en œuvre des Conventions de Genève ?
Si l’on fête cette année le 75e anniversaire des Conventions de Genève, leurs principes fondamentaux sont profondément enracinés dans certaines traditions et pratiques africaines ancestrales. En effet, les règles de la guerre ne sont pas un concept étranger. Elles font partie des normes et traditions culturelles de nombreuses sociétés africaines, et ce, depuis bien avant l’adoption des conventions. Plusieurs États africains ont été parmi les premiers à ratifier les deux protocoles additionnels, démontrant leur capacité à être proactifs quand il s’agit d’intégrer le droit humanitaire dans leurs politiques nationales. Nombre d’entre eux ont également pris des mesures pour incorporer ces principes dans leurs cadres juridiques, garantissant ainsi une harmonisation avec les normes internationales.
L’Union africaine (UA), comme l’Organisation de l’unité africaine qui l’a précédée, a introduit de nombreuses dispositions dans le protocole fondateur du Conseil de paix et de sécurité (CPS). Elle a également élaboré des instruments novateurs tels que la première convention juridiquement contraignante au monde visant à protéger et à aider les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays en Afrique, dont le 15e anniversaire est célébré cette année. En outre, les préoccupations humanitaires et les appels à respecter le droit international humanitaire (DIH) sont désormais régulièrement intégrés tant dans les délibérations du CPS sur les conflits propres à un pays que lors de nombreuses sessions thématiques.
Pourtant, en dépit d’un soutien massif au droit humanitaire international et d’un cadre juridique solide visant à protéger les plus vulnérables, une tendance inquiétante au non-respect persiste partout dans le monde, y compris en Afrique. Ses conséquences sont dévastatrices, entraînant des souffrances humaines à grande échelle, sapant les efforts de développement et érodant les fondements mêmes des sociétés.
Cette année marque également le 25e anniversaire de la résolution 1265 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui, pour la première fois, porte sur la protection des civils, et le 20e anniversaire de la création du CPS. Ces célébrations soulignent les étapes importantes de notre engagement à sauvegarder la dignité humaine au milieu des atrocités de la guerre.
Comment les pays africains peuvent-ils faire valoir l’importance des Conventions de Genève dans le contexte actuel du multilatéralisme ?
Nous en sommes à un stade décisif où le monde n’est pas seulement aux prises avec une rhétorique belliqueuse, mais est également témoin d’une souffrance humaine extrême causée par des violations graves. Dans un monde fragmenté et polarisé, le consensus mondial sur ce qui constitue des violations flagrantes et des infractions au DIH est de plus en plus ténu. Toutefois, nous devons reconnaître que les Conventions de Genève demeurent les seules règles universellement reconnues pour préserver l’humanité des ravages de la guerre.
Les principes des Conventions de Genève sont déjà ancrés dans certaines traditions africaines
L’expérience a montré que pour que le DIH puisse prévenir ou atténuer les immenses souffrances causées par les conflits armés, il doit être fidèlement, efficacement et concrètement mis en œuvre. Il ne saurait s’agir d’un simple domaine théorique du droit. Il est urgent de remédier à l’érosion de la force protectrice du DIH en en faisant une priorité politique mondiale et en renforçant son application, afin qu’il demeure une norme unificatrice du genre humain dans un monde de plus en plus fragmenté.
Les États sont les premiers responsables du DIH et sont clairement tenus d’adopter des mesures juridiques et pratiques pour en assurer le plein respect. Un engagement renouvelé exigera des États qu’ils ratifient les traités, adoptent des lois, intègrent le DIH dans leurs doctrines militaires et dispensent des formations approfondies à leur personnel militaire, tout en sensibilisant les civils. En outre, les États et l’UA doivent veiller à ce que les auteurs de violations répondent de leurs actes afin de renforcer le respect de ces lois.
Quelles sont les priorités du CICR et quelles actions urgentes sont nécessaires pour répondre efficacement aux crises ?
Les perspectives humanitaires en Afrique sont désastreuses, compte tenu de la guerre, de l’insécurité alimentaire et du changement climatique. Alors que les besoins humanitaires continuent d’augmenter, étendre l’acheminement de l’aide reste un défi majeur, comme on peut l’observer dans certains contextes.
Le conflit du Soudan se distingue par le fait que des millions de personnes sont privées de biens et d’accès aux services essentiels tels que la nourriture, l’eau et les soins de santé. Près d’un quart de la population du pays a été déplacée, les habitants perdant leurs maisons et leurs moyens de subsistance dans des proportions sans précédent. Les combats, qui ont de graves répercussions dans les pays voisins, ne montrent aucun signe d’apaisement. La situation au Sahel reste elle aussi un sujet de préoccupation majeur en raison de la montée des violences, notamment à l’encontre des civils qui sont touchés de manière disproportionnée, et par l’aggravation des crises alimentaires et climatiques. La République démocratique du Congo et le bassin du lac Tchad suscitent aussi des inquiétudes pour ceux qui œuvrent dans l’action humanitaire.
Les opérations du CICR en Afrique représentent 37 % de son budget de terrain
En réponse, les États et toutes les parties prenantes doivent respecter leurs obligations en matière de DIH, en assurant la protection des civils et des travailleurs humanitaires, des services de santé et des infrastructures essentielles. Lorsque l’accès à ces installations est restreint, il est essentiel d’assurer un acheminement sûr et non forcé de l’aide. Quand les conflits sont aggravés par des événements climatiques, les donateurs doivent donner la priorité aux solutions à long terme en fournissant un financement adéquat pour des réponses globales. L’aide d’urgence ne suffira jamais à relever ces importants défis.
Compte tenu des contraintes financières mondiales, quelles autres options de financement l’Afrique pourrait-elle explorer ?
Les opérations du CICR en Afrique représentent 37 % de son budget de terrain, soit 718 millions de francs suisses. Cette proportion reflète notre engagement à rester aussi proche que possible des populations afin de comprendre leurs besoins et d’y répondre de manière appropriée. Actuellement, nos plus importantes opérations se situent en Éthiopie, en Somalie, en République démocratique du Congo, au Nigeria, au Soudan du Sud, au Soudan, au Mali, au Burkina Faso et en République centrafricaine, où nous répondons à des besoins humanitaires critiques avec les structures nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Notre approche combine des interventions d’urgence et des actions à plus long terme de renforcement de la résilience, notamment des moyens de subsistance.
Comme de nombreuses organisations, le CICR n’est pas à l’abri des contraintes financières qui pèsent sur l’aide humanitaire. Le fossé qui se creuse entre les ressources et les besoins du continent exige une attention urgente. Nous devons élargir la base de ressources en explorant collectivement des approches et des modèles de financement innovants qui favorisent la collaboration et les partenariats entre les acteurs de l’humanitaire, du développement et du secteur privé. L’utilisation des fonds générés est tout aussi importante. Il faut changer d’état d’esprit et ne plus se concentrer uniquement sur les situations d’urgence. Il faut désormais investir dans les personnes et dans les services de base. Par exemple, dans les zones touchées par les conflits et le changement climatique, il sera essentiel de mobiliser des fonds pour le développement et l’adaptation au climat.
Comment l’UA et ses États membres peuvent-ils tirer parti de la nouvelle agence humanitaire de l’UA à Kampala, en Ouganda, pour garantir le respect des Conventions de Genève ?
Je félicite l’UA d’avoir mis en place une telle agence, car il s’agit d’une étape importante dans l’amélioration de la réponse humanitaire sur l’ensemble du continent. Nous sommes convaincus que cette agence apportera une valeur ajoutée et nous reconnaissons son potentiel dans l’amélioration de la coordination, dans la mobilisation et le renforcement des capacités des États membres africains et des acteurs humanitaires, en particulier en ce qui concerne l’état de préparation et l’intervention rapide. Dans le secteur de l’humanitaire, il y a de la place pour toutes les bonnes volontés, mais il est essentiel que l’agence et les autres parties prenantes collaborent efficacement, chacun remplissant son rôle dans la prévention et l’atténuation des souffrances et dans la promotion de la stabilité.
L’agence humanitaire de l’UA et les autres parties prenantes doivent collaborer
L’obtention de résultats probants dépend de l’efficacité de la coopération à tous les niveaux et d’un état d’esprit axé sur la création d’alliances visant à renforcer l’impact et les capacités à travers un cadre commun. Nos approches devraient s’adapter aux contextes et donner la priorité aux acteurs locaux tout en étant soutenues par une agence à la fois neutre et impartiale.
La désinformation et les discours haineux constituent des défis majeurs pour l’action humanitaire contemporaine. Comment y remédier ?
Les hostilités ont tendance à se propager à la sphère numérique, où les informations néfastes peuvent se répandre plus rapidement et plus largement que jamais, ce qui complique la prise de décisions éclairées par les individus.
Les organisations telles que la nôtre, qui s’appuient sur la confiance, voient leurs efforts fortement entravés par la prolifération de la désinformation, en particulier dans un contexte de tensions accrues. Celle-ci peut empêcher le personnel de quitter son bureau, de distribuer une aide vitale, de rendre visite aux détenus ou de rétablir le contact entre membres d’une même famille. En outre, la désinformation peut conduire à de mauvaises décisions en matière d’hébergement et de sécurité, ce qui finit par nuire à nos opérations. Cette érosion de la confiance et de l’acceptation affecte négativement notre capacité à fournir une aide humanitaire.
Il est donc essentiel que les États et les organisations détentrices d’autorité, y compris les groupes armés non étatiques, veillent à ce que les informations diffusées pendant les conflits soient conformes au DIH et au droit en général. Le renforcement de la diligence raisonnable et les mesures visant à prévenir et à atténuer la désinformation sont également primordiaux, tout comme l’élaboration de réponses spécifiques et adaptées aux contextes des conflits. Les entreprises spécialisées dans la technologie et les médias sociaux doivent contribuer à la prévention et à l’interdiction de la désinformation et des discours haineux en adoptant une approche appropriée aux situations de conflit et en renforçant leurs politiques et pratiques en matière de diligence raisonnable.
Le CPS s’est dit préoccupé par la cybersécurité et l’utilisation dans les conflits d’armes autonomes et de nouvelles technologies. Quelle devrait être la réponse pour une paix durable ?
Les conflits armés évoluent rapidement, avec une numérisation croissante et des pratiques militaires résultant d’avancées technologiques permettant d’agir à une vitesse dépassant largement les capacités humaines ou de mener des attaques dans des zones où les communications sont absentes. Cette évolution a un impact profond sur la conduite des guerres et présente de nouveaux dangers pour les sociétés. L’utilisation de nouveaux systèmes d’armes autonomes est particulièrement préoccupante, car ils sélectionnent et attaquent des cibles sans intervention humaine. Leur développement soulève des questions juridiques, éthiques et sociétales.
Alors que les systèmes de surveillance avancés et les drones de combat font progressivement leur apparition en Afrique, les implications juridiques, éthiques et humanitaires, potentielles et probablement très étendues, ne sont pas encore totalement connues. Toutefois, l’on peut d’ores et déjà affirmer que les applications militaires de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage automatique ont des conséquences négatives.
Le DIH fixe des limites aux modes d’affrontement des parties belligérantes, quelles que soient les technologies qu’elles emploient. Par conséquent, le droit s’applique à toutes les évolutions technologiques de la guerre. Il impose des limites à long terme, essentielles pour protéger les civils et leurs infrastructures contre les dommages, y compris à l’ère numérique. Notre approche sur le développement et l’utilisation des nouvelles technologies doit donc être centrée sur l’être humain afin de garantir la protection des victimes des conflits armés. Nous ne pouvons pas laisser ces nouvelles approches de la guerre reproduire, voire amplifier, les conséquences illégales ou autrement préjudiciables à un rythme plus soutenu et à plus grande échelle.
Le CPS doit être vivement félicité pour son appel aux États membres, lors de sa 1214e session, le 13 juin 2024, à examiner l’application du DIH dans le cadre de l’utilisation de l’intelligence artificielle. Il en est de même pour sa décision de confier au rapporteur spécial de la Commission de l’UA sur le droit international et le cyberespace le soin d’élaborer une position africaine commune sur les règles de DIH régissant l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les conflits armés.