Une décision historique contre les crimes commis pendant l’apartheid en Afrique du Sud
Le premier procès pour crimes contre l'humanité sur des faits commis lors de l’apartheid redonne espoir aux victimes et à leurs familles.
En avril dernier, une haute cour de justice sud-africaine a confirmé que les personnes accusées d'avoir assassiné trois jeunes militants anti-apartheid et blessé un autre étudiant, il y a 43 ans, pouvaient être poursuivies en justice.
Les victimes étaient membres du Congrès des étudiants sud-africains (COSAS). Les deux accusés, dans ce qui est connu localement comme l'affaire COSAS 4, avaient demandé la récusation du président du tribunal, mais leur demande a été rejetée.
Cette décision est importante non seulement parce que les familles des victimes attendent que justice soit rendue depuis près d'un demi-siècle, mais aussi parce que les chefs d'accusation comprennent le meurtre et l'apartheid en tant que crimes contre l'humanité. C'est la première fois qu'un tribunal sud-africain est saisi d'une affaire pénale impliquant des crimes contre l'humanité.
Ce sera aussi la première fois dans le monde entier que l’apartheid, en tant que crime contre l'humanité, sera poursuivi.
Bien que l'affaire COSAS 4 ne concerne qu'un seul incident, la décision de la Haute Cour ouvre la voie à d’autres poursuites pour crimes contre l'humanité en Afrique du Sud. Son analyse permet d'y voir plus clair.
Pour la première fois, l’apartheid sera poursuivi en tant que crime contre l'humanité
Le 15 février 1982, quatre étudiants appartenant au COSAS, Eustice « Bimbo » Madikela Mathlapo (17 ans), Peter « Ntshingo » Matabane (18 ans), Fanyana Nhlapo (18 ans) et Zandisile Musi (19 ans), auraient été attirés dans une mine à Krugersdorp, à l'ouest de Johannesbourg. Lorsqu'ils sont arrivés, le déclenchement d’explosifs déposés dans la mine a tué trois d'entre eux, blessant grièvement Musi.
Deux des cinq auteurs présumés, Christiaan Siebert Rorich et Tlhomedi Ephraim Mfalapitsa, travaillaient à l'époque pour le régime de l’apartheid. Pendant des décennies, ils ont été associés à cet incident à la suite des révélations de la Commission vérité et réconciliation (CVR) de 1999. Les trois autres personnes impliquées sont décédées depuis lors.
Pourtant, ce n'est qu'en 2021 qu'ils ont finalement été inculpés. Ce retard a été attribué à une ingérence politique présumée entre 2003 et 2017, à un service de police peu coopératif et à des opinions divergentes sur la question de savoir si les accusés pouvaient être inculpés pour des crimes commis avant la fin de l'apartheid.
L'affaire a fait l'objet de contestations juridiques de la part des deux accusés. Tout d'abord, leurs avocats ont soutenu qu'ils ne devraient pas être inculpés de crimes contre l'humanité parce qu'il devrait y avoir prescription, les infractions ayant été commises il y a plus de vingt ans.
La Haute Cour de Johannesbourg n'a pas été de cet avis, donnant raison à la National Prosecuting Authority (NPA) qui a fait valoir qu'il n'y avait pas de prescription pour les crimes contre l'humanité, à l'instar d'autres infractions graves telles que le meurtre.
La décision de la Haute Cour ouvre la voie à d’autres poursuites pour crimes contre l'humanité
Ensuite, les accusés ont soutenu que l'incident présumé s'était produit avant que l'Afrique du Sud ne soit partie aux conventions internationales sur les crimes contre l'humanité, y compris l'apartheid. Ils ont fait valoir que seuls les crimes commis après l'entrée en vigueur du statut de Rome de la Cour pénale internationale, le 1er juillet 2002, pouvaient faire l'objet de poursuites.
Le NPA a rétorqué que l'apartheid et les autres crimes contre l'humanité faisaient partie du droit international coutumier et que la Constitution exigeait des tribunaux sud-africains qu'ils respectent le droit international. Il y avait donc une obligation d'enquêter et de poursuivre ces crimes. Le Cour a donné raison à la NPA, ouvrant ainsi la voie à des poursuites dans de nombreuses affaires datant de l'époque de l'apartheid où les infractions présumées constituent des crimes internationaux.
Les mêmes arguments ont été avancés en 2019 par le Southern Africa Litigation Centre dans l’affaire João Rodrigues, accusé d'avoir assassiné Ahmed Timol, militant anti-apartheid, lors de sa garde à vue en 1971. Bien que l’affaire ait atteint un stade avancé, Rodrigues est décédé avant d'avoir pu être poursuivi.
La décision historique de l’affaire COSAS 4 affirme qu'il ne doit pas y avoir d'impunité pour les atrocités commises en Afrique du Sud, avant ou après 1994. Il s'agit d'une étape importante dans la recherche de la responsabilité et de la justice. Toutefois, c'est sans doute la partie la plus « facile ». Il sera difficile de prouver que ces atrocités constituent des crimes contre l'humanité.
L'accusation doit démontrer que les infractions ont été commises dans le cadre d'une attaque généralisée et systématique contre une population civile. Elle doit donc démontrer que l'enlèvement, le meurtre et les blessures dans l’affaire COSAS 4 n'étaient pas un incident isolé, mais qu'ils faisaient partie des politiques et des pratiques du gouvernement de l'apartheid.
En 2003, le comité d'amnistie de la CVR a transmis 300 dossiers à la NPA
Pour éviter que les accusés ne s'en tirent à bon compte si le seuil des crimes contre l'humanité ne peut être atteint, Rorich et Mfalapitsa ont également été inculpés des crimes de droit commun, notamment l'enlèvement et le meurtre. S'ils sont reconnus coupables de l'un ou l'autre de ces chefs d'accusation, ils risquent l'emprisonnement à vie.
Cela signifie que les tentatives pour empêcher de futures poursuites pour des crimes commis à l'époque de l'apartheid sont essentiellement vouées à l'échec, et ce pour trois raisons.
Premièrement, selon la Constitution sud-africaine, le droit international coutumier fait partie du droit sud-africain et les crimes contre l'humanité, y compris l'apartheid, sont considérés comme des crimes internationaux fondamentaux. Deuxièmement, l'État est tenu d'enquêter sur les crimes internationaux commis en Afrique du Sud et de les poursuivre. Enfin, cette obligation s'applique quelle que soit la date à laquelle les crimes ont été commis, car il n'y a pas de limite temporelle aux poursuites des crimes internationaux.
La décision rendue le mois dernier envoie un message fort : la justice peut prévaloir, même des décennies plus tard. Elle est le fruit de la persévérance des familles, de procureurs qui ont (enfin) respecté les obligations de l'État et d'un juge qui a appliqué la loi sans crainte. Il est important de noter que cette décision montre clairement la voie à suivre pour que d'autres tribunaux puissent traiter les crimes contre l'humanité.
Cette décision renforce également la cause des organisations sud-africaines telles que le Legal Resources Centre, la Foundation for Human Rights, le Southern Africa Litigation Centre et le Centre for Applied Legal Studies, qui continuent à défendre les familles des victimes des crimes commis à l’époque d'apartheid.
Le 30 avril, à la suite d'une action en justice intentée par des survivants et des familles de victimes, le président Cyril Ramaphosa a annoncé que le gouvernement mettrait en place une commission d'enquête sur les allégations d'ingérence politique dans les efforts déployés pour poursuivre ces affaires.
En fin de compte, la justice devrait être rendue aux victimes et à leurs familles, pour qui la guérison passe souvent par l'établissement de la vérité et des responsabilités. La décision de l’affaire COSAS 4 est précisément ce que le comité d'amnistie de la CVR espérait lorsqu'il a remis 300 dossiers à la NPA en 2003 pour qu'elle poursuive son enquête.
De nombreux autres dossiers sont actuellement à l’étude. Ces derniers ne vont pas sans difficultés, mais pour l'instant, une chose est claire (du moins en droit) : l'apartheid et les crimes commis à l'époque de l'apartheid peuvent encore faire l'objet de poursuites.
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