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Soudan : le conflit civil redessine l’économie régionale illicite

Ce conflit alimente les marchés illicites de la région, les populations se tournant vers les réseaux de contrebande pour des produits de première nécessité.

La guerre civile au Soudan se poursuit, sans qu’aucun signe ne présage une victoire imminente des Forces de soutien rapide (RSF) ou des Forces armées soudanaises (SAF), ni une ouverture à un cessez-le-feu.

Selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, plus de 10 millions de civils sont déplacés à l’intérieur du Soudan ou dans les pays voisins. L’économie du pays est en ruine, ses centres d’affaires transformés en champs de bataille. La moitié de la population souffre de la faim, et une famine s’est déclarée au Darfour.

La guerre a également stimulé les marchés illicites régionaux, civils et combattants se tournant vers les réseaux de contrebande pour les produits essentiels. Les activités illégales ont prospéré, notamment dans les zones frontalières historiquement marginalisées entre le Tchad, la Libye et le Soudan.

Le Soudan et les pays voisins
Le Soudan et les pays voisins

Source : ISS

 

Bien que de nombreux produits de contrebande alimentent l’économie du conflit, la nourriture, le carburant et les armes circulent de manière plus intense à l’intérieur du pays et vers les frontières nord et ouest du Soudan.

Déjà présente avant la guerre, la contrebande alimentaire au Soudan s’est intensifiée avec le conflit.. Une étude récente de l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée a enregistré une forte hausse des trafics de denrées ces huit derniers mois, avec une aggravation de la faim.

Les personnes interrogées ont déclaré que la contrebande de denrées alimentaires dans les zones frontalières du Soudan était très décentralisée, avec de nombreux contrebandiers relativement petits qui empruntent les routes entre le sud de la Libye, le nord du Tchad et le nord-ouest du Soudan.

À l’instar des denrées alimentaires, la contrebande de carburant aux frontières du Soudan n’est pas nouvelle. L’année précédant la guerre, un important trafic d’essence et de diesel entre l’est de la Libye et le Soudan, contrôlé par les Forces armées arabes libyennes (LAAF) et les RSF, s’est développé. L’interruption de l’approvisionnement légal en carburant au Soudan depuis le début de la guerre civile a fait grimper la valeur et le volume des échanges illicites.

La contrebande de nourriture et de carburant vers le Soudan existait déjà, mais le conflit l’a exacerbée

La principale voie d’acheminement reste l’est de la Libye. Quelques acteurs liés aux LAAF y font passer en contrebande du carburant depuis les dépôts côtiers jusqu’à la ville méridionale de Kufra et vers les zones contrôlées par les SAF au Soudan. Un contact estime que 500 000 barils d’essence et de diesel passaient en contrebande chaque semaine par cet itinéraire.

Au cours de l’année écoulée, un autre itinéraire de contrebande est apparu entre le sud-ouest de la Libye, contrôlé par les LAAF, le nord du Tchad et la région du Darfour occidental au Soudan. Initialement informel et mené par des contrebandiers de bas niveau, il serait désormais plus structuré, sous le contrôle d’officiels des LAAF et des RSF..

Le trafic d’armes a également été stimulé par la guerre. La plupart des rapports internationaux se concentrent sur le trafic d’armes vers le Soudan par les pays qui soutiennent les RSF ou les SAF. Ce phénomène alimente le conflit, mais ne constitue qu’une partie du tableau.

Un commerce d’armes plus décentralisé a émergé, principalement concentré autour de la frontière entre le Tchad et le Soudan. Il repose principalement sur des armes et des munitions se trouvant déjà en Libye ou dans d’autres zones de conflit régionales. Toutefois, dans la région des trois frontières, la saisie récente de quatre remorques d’armes importées par le port de Benghazi et destinées au Tchad révèle l’émergence possible des filières de trafic international.

Une importante saisie d’armes a récemment révélé l’émergence de réseaux de trafic international

Le commerce des armes le long de la frontière tchado-soudanaise est bidirectionnel. Les trafiquants soudanais exportent les armes volées ou abandonnées par les SAF au Darfour vers les réseaux de l’est du Tchad, qui les acheminent vers d’autres marchés régionaux. Cela illustre le développement de marchés contracycliques de biens majeurs, incluant des armes, des véhicules volés, des biens de consommation pillés et du haschisch, sortis clandestinement du Soudan.

Le conflit a également entraîné une augmentation du trafic d’êtres humains aux frontières du Soudan. Cette activité est dominée par les réfugiés dont les possibilités de quitter le pays légalement et en toute sécurité se sont réduites ces 20 derniers mois. Les réseaux de passeurs ont étendu leurs opérations existantes ou développé de nouveaux itinéraires le long des frontières égyptienne, libyenne et tchadienne. La guerre civile redynamise et remodèle en partie l’écosystème du trafic d’êtres humains au Soudan et dans les États voisins.

Il est important de noter que ces marchés sont dynamiques et devraient continuer à évoluer avec la guerre. L’expérience d’autres conflits régionaux, notamment en Libye, montre que l’évolution des marchés illicites et des économies de guerre peut avoir un impact durable, même après la cessation des combats.

Les acteurs internationaux qui s’efforcent de mettre fin à la guerre au Soudan doivent comprendre et surveiller les liens entre le conflit et ces marchés.

Les intérêts financiers des fonctionnaires dans l'économie de guerre peuvent dissuader la paix

Tout d’abord, les combattants dépendent de plus en plus des armes et du carburant étrangers, et la nourriture passée en contrebande est essentielle pour les civils affamés. Comprendre l’évolution de ces flux permet d’alerter rapidement sur les risques émergents et d’aider les parties prenantes à adapter leurs réponses.

Deuxièmement, le conflit a conduit à une intersection croissante entre les acteurs illicites et les acteurs étatiques. Les personnes interrogées ont déclaré que la contrebande s’opère fréquemment avec la connaissance et la protection d’acteurs liés aux RSF et aux SAF au Soudan et de fonctionnaires des États voisins.

Les fonctionnaires qui ont des intérêts financiers dans l’économie du conflit pourraient être peu enclins à faire la paix. Même si la paix s’installe, ces relations pourraient nuire à l’État de droit, éroder les capacités des institutions publiques et détériorer la confiance des citoyens dans l’État.

Troisièmement, cela pourrait avoir un impact sur l’évolution des économies illicites au Soudan. Même si la guerre se terminait rapidement, le pays serait confronté à une économie détruite et à des forces de l’ordre débordées, rendant la lutte contre les économies illicites peu prioritaire.

Enfin, il y a les conséquences régionales. Des marchés illicites et des réseaux criminels puissants pourraient aggraver la corruption et affaiblir les capacités des gouvernements des pays voisins. Le trafic d’armes qui affluent aujourd’hui au Soudan pourrait bien s’inverser à l’avenir, alimentant l’instabilité et la violence dans la région.

L’attention de la communauté internationale sur le Soudan sera probablement axée sur la négociation d’un cessez-le-feu et la construction de la paix. Toutefois, compte tenu des risques, l’économie du conflit et ses liens avec les marchés régionaux doivent faire l’objet d’une plus grande attention. Trois domaines politiques interdépendants se distinguent.

Premièrement, suivre et analyser l’économie du conflit, en se concentrant sur la manière dont elle pourrait alimenter l’instabilité ou la corruption au Soudan ou dans les pays voisins. Deuxièmement, lutter contre les pires méfaits de l’économie de guerre, tels que le trafic d’êtres humains et le trafic d’armes. Cela pourrait également atténuer le risque que les mesures de répression contre la contrebande de nourriture et de carburant n’aggravent involontairement la situation des populations vulnérables.

Des sanctions financières et des restrictions de voyages ciblant les principaux acteurs des écosystèmes criminels qui alimentent l’économie de guerre du Soudan pourraient contribuer à dissuader les élites politiques et commerciales de s’y impliquer. Plusieurs mesures pourraient être combinées à des approches judiciaires, au renforcement des capacités des forces de l’ordre et à une pression diplomatique sur les États régionaux et les acteurs non étatiques qui facilitent les flux illicites. L’aide au développement des communautés touchées par la guerre et l’économie de guerre est également essentielle.

Cet article a été publié pour la première fois par ENACT.

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