Rwanda : l'émergence d'une « smart power » africaine
Le déploiement controversé de troupes rwandaises en RCA et au Mozambique doit être considéré comme un acte diplomatique militaire au service d'ambitions économiques.
Publié le 27 septembre 2021 dans
ISS Today
Par
Paul-Simon Handy
directeur régional pour l’Afrique de l’Est et représentant de l’ISS auprès de l’UA
Les récents déploiements de troupes militaires rwandaises, au mois de juillet au Mozambique et en novembre 2020 en République centrafricaine (RCA), ont suscité de nombreuses critiques. Le Rwanda est certes l'un des principaux contributeurs africains aux opérations de paix des Nations unies, mais ses derniers déploiements ont fait suite à des accords bilatéraux conclus malgré les interventions multilatérales au Mozambique et en RCA. Certains analystes se demandent si le Rwanda ne serait pas en passe de devenir le nouveau gendarme de l'Afrique.
Au-delà de la controverse soulevée par ces déploiements, il est important de prendre la mesure de ce qui semble être l'approche globale du Rwanda en matière de diplomatie en Afrique. À première vue, ses interventions en RCA et au Mozambique rappellent le soutien militaire apporté par le défunt président tchadien Idriss Déby Itno aux pays voisins du Tchad. Mais ce qu’on avait alors nommé la pax tchadiana diffère sensiblement de la pax rwandana émergente.
Les déploiements récents de Kigali semblent refléter une stratégie de politique étrangère ambitieuse visant à protéger les intérêts du Rwanda sur le long terme, tout en établissant des partenariats stratégiques africains pour relever les défis structurels du pays.
Le Rwanda est un petit pays enclavé avec une forte densité de population et peu de ressources naturelles, contrairement à certains de ses voisins. Il a connu une trajectoire de développement remarquable après le génocide et est réputé pour sa croissance économique, ses taux de réduction de la pauvreté, ainsi que pour sa sécurité et l’ordre publics.
Cependant, son succès en matière de développement au cours des 25 dernières années est principalement dû à l'aide étrangère. La précarité de cette aide a été mise en évidence en 2012, lorsque certains bailleurs de fonds ont suspendu leur coopération à la suite d'accusations selon lesquelles le Rwanda avait soutenu le mouvement rebelle M23 en République démocratique du Congo (RDC). Pour limiter la dépendance du Rwanda à l'aide étrangère, le président Paul Kagame a créé le Fonds de développement Agaciro, qui vise à améliorer l'autonomie financière du pays.
Le Rwanda a la capacité diplomatique de négocier des accords transactionnels avec d'autres pays africains
Afin de diversifier son économie et d’accroître son autosuffisance, le Rwanda mobilise ses principaux atouts, à savoir le professionnalisme militaire, la stabilité politique et « la marque Rwanda », au profit de sa politique étrangère. Les déploiements en RCA et au Mozambique doivent être considérés comme un acte de diplomatie militaire étayant les ambitions économiques qui nourrissent le soft power du pays.
Ces déploiements suscitent au moins deux constats. Premièrement, il s'agit de la capacité de projection du Rwanda dans des pays avec lesquels il ne partage pas de frontières. Le soutien militaire au Mozambique a sans nul doute été un chef-d'œuvre de rapidité et d'efficacité. En RCA, la campagne menée par le Rwanda en collaboration avec des instructeurs russes et les forces de défense de la RCA était audacieuse et ciblée, et ce dans un laps de temps relativement court.
Deuxièmement, Kigali a la capacité diplomatique de négocier des accords transactionnels avec les pays africains. Le déploiement bilatéral du Rwanda en RCA résulte d'un accord de coopération militaire signé entre Kigali et Bangui en 2019. Cette coopération en matière de sécurité a été accompagnée d'une série d'accords de partenariat économique.
Dans le même esprit, Kagame et Félix Tshisekedi, le président de la RDC, ont signé un accord relatif à l'exploitation commune de l'or en juin 2021. Acculé par ses partenaires traditionnels de développement, le Rwanda a décidé d'accroître sa coopération avec d'autres États africains.
Si l'appartenance du Rwanda à la Communauté économique des États de l'Afrique centrale (CEEAC) et à la Francophonie pourrait justifier son implication en RCA, il en va autrement au Mozambique. Le Rwanda n'est pas membre de la Communauté de développement de l'Afrique australe, mais les deux pays sont membres du Commonwealth.
L'intégration économique régionale a été adoptée pour atténuer les désavantages géographiques du Rwanda
Le Mozambique a toutefois une frontière avec la Tanzanie, et le Rwanda achemine une grande partie de ses importations par le port de Dar es Salaam. Toute déstabilisation de la Tanzanie aurait un impact sur l'économie du Rwanda. L'intégration économique aux niveaux régional et continental est un principe clé de la politique étrangère de Kigali et l'une des solutions stratégiques adoptées pour compenser les désavantages géographiques du pays.
L'enthousiasme de Kagame pour le libre-échange vise également à réduire les coûts de transport et d'énergie qui freinent le développement économique du Rwanda. Cet intérêt n'est toutefois pas sans limite, comme en témoignent les fréquentes fermetures de frontières avec l'Ouganda depuis 2019 en raison de tensions de longue date entre ces deux pays. L'obsession du Rwanda pour les menaces extérieures de sécurité, perçues ou réelles, pourrait faire peser un risque grave sur les ambitions de politique étrangère du pays.
Contrairement au Tchad, qui a également offert des services de sécurité pour renforcer son image internationale et se prémunir de toute critique, la diplomatie militaire du Rwanda n'est qu'un outil parmi d'autres pour promouvoir « la marque Rwanda » sur le continent. Et contrairement à de nombreux États africains, la marque du pays est synonyme d'efficacité en matière de sécurité et de gestion des affaires publiques. Même si les perceptions internationales du Rwanda sont polarisées, Kagame est considéré dans toute l'Afrique comme un chef d'État compétent.
Cette perception a contribué à accroître le nombre de postes occupés par le Rwanda dans diverses organisations internationales. L'ancienne ministre des Affaires étrangères Louise Mushikiwabo a été élue secrétaire générale de la Francophonie et l'ancienne vice-gouverneure de la Banque nationale du Rwanda (BNR), Monique Nsanzabaganwa, a été élue vice-présidente de la Commission de l'Union africaine, chargée d'améliorer la mise en œuvre de la réforme de l'organisation.
L'obsession du Rwanda pour les menaces sécuritaires externes compromet les ambitions du pays en matière de politique étrangère
Enfin, l'ancien gouverneur de la BNR, François Kanimba, a été élu l'an dernier au poste crucial de commissaire au marché commun, affaires économiques, monétaires et financières de la CEEAC. Et ce, juste après le retour du Rwanda au sein de l'organisation, 20 ans après s'en être retiré.
Le Rwanda est une étude de cas intéressante de la politique étrangère africaine. Il combine le hard power (militaire) et le soft power (performance socio-économique et perception internationale) pour atteindre des objectifs nationaux et mondiaux malgré ses profonds défis structurels.
Dans les relations internationales, la puissance est traditionnellement analysée sous l'angle de la puissance matérielle, c'est-à-dire un ensemble de facteurs tels que la taille géographique, la population, les capacités militaires, les ressources naturelles et la production économique. Les choix de politique étrangère et de sécurité du Rwanda innovent dans la mesure où l'agilité diplomatique du pays offre de nouvelles perspectives. Son expérience indique comment les pays dits petits et moyens peuvent optimiser leurs atouts sur la scène internationale et exercer un certain degré d'influence.
Le cas rwandais jette une lumière particulière sur le multilatéralisme africain, en particulier lorsque des pays dits puissants sont confrontés à des défis internes ou sont incapables de faire preuve de leadership sur les questions continentales et régionales en raison d’une conception étriquée de leurs intérêts. L'émergence de smart powers comme le Rwanda peut offrir une autre façon d'aborder les défis continentaux urgents et à long terme.
Paul-Simon Handy, conseiller régional principal, ISS Addis-Abeba et ISS Dakar
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Crédit photo : Paul Kagame/Flickr