Réorienter la stratégie Afrique-UE
Entre autres priorités africaines, les négociateurs doivent se concentrer sur la santé et l’allégement de la dette, dans le sillage de la COVID-19.
Deux partenariats clés feront l’objet de négociations entre l’Union européenne (UE) et l’Afrique en 2020, ce qui en fera une année cruciale pour les deux continents. Il s’agit d’une part des accords post-Cotonou au sein du groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, et d’autre part de la Stratégie commune Afrique-UE.
En ce qui concerne la stratégie Afrique-UE, l’UE a publié une communication en mars, en prévision du Sommet Union africaine (UA)-UE prévu en octobre. Ce document contenait des propositions concernant cinq domaines prioritaires : la transition verte et l’accès à l’énergie ; la transformation numérique ; la croissance durable et l’emploi ; la paix et la gouvernance ; la migration et la mobilité.
Le document note que ces domaines prioritaires découlent de la déclaration d’Abidjan, publiée lors du sommet UA-UE de 2017, et de la réunion qui s’était tenue en février 2020 entre les deux organes continentaux. Malgré cela, les priorités énoncées ne reflètent pas suffisamment la déclaration d’Abidjan. En effet, certaines questions cruciales telles que la pauvreté, la santé, les infrastructures de transport et l’accès à internet ne sont pas prises en compte de manière adéquate. Les priorités de l’Agenda 2063 de l’UA ne sont que partiellement couvertes.
Ces omissions sont attribuées en grande partie au recours inadéquat à une approche holistique centrée sur les personnes pour décider des domaines d’intervention. Notamment, la communication n’aborde le développement humain que sous l’angle réducteur de la création d’emplois, comme la question de la résilience, qui est examinée principalement du point de vue de l’État, n’évoquant la résilience des citoyens et des communautés que de manière limitée.
La COVID-19 présente l’occasion d’accroître le soutien de l’UE aux systèmes de santé africains
Au moment des prochaines négociations sur une nouvelle stratégie, les interlocuteurs africains devront veiller à ce que les priorités du continent évoquées ci-dessous soient bien prises en compte. Les conclusions de la stratégie de l’UA qui ont été présentées au Comité des représentants permanents de l’UA en février 2019 devront également être intégrées.
Au nombre des priorités négligées, l’éradication de la pauvreté constitue une préoccupation majeure. Plus de 70 % des personnes les plus pauvres du monde vivent sur le continent et la lutte contre « la pauvreté, les inégalités et la faim » est essentielle à l’Agenda 2063. Dans la communication de l’UE, la question de la pauvreté apparaît dans les notes de bas de page, mais n’est mentionnée qu’une seule fois dans le corps du texte.
Le premier rapport sur la mise en œuvre de l’Agenda 2063, publié en février 2020, précise que l’Afrique a fait de modestes progrès en réalisant 36 % de son objectif de réduction de la pauvreté, des inégalités et de la faim pour l’année 2019. Ces progrès risquent d’être compromis par l’impact de la COVID-19. Une nouvelle étude prévisionnelle montre que les effets les plus graves de la pandémie sur l’Afrique se manifesteront par une augmentation des niveaux d’extrême pauvreté.
Bien que la transformation numérique soit une priorité proposée par l’UE, l’accès à internet n’est pas suffisamment pris en compte
De même, la santé est abordée dans la proposition de l’UE comme un secteur subsidiaire à d’autres éléments, et non comme un enjeu en soi. L’Agenda 2063 met pourtant l’accent sur la nécessité d’avoir des « citoyens en bonne santé et bien nourris ». Bien que l’Afrique ait atteint 43 % de son objectif de 2019 en matière de santé, elle a encore un long chemin à parcourir pour réduire l’incidence du paludisme. Seuls 27 % de ses objectifs ont été atteints en ce qui concerne la lutte contre cette maladie.
Selon l’Organisation mondiale de la santé, l’Afrique porte 23 % de la charge de morbidité mondiale, alors qu’elle ne représente que 1 % des dépenses de santé mondiales. Les États africains consacrent également l’équivalent de cinq fois leur budget de santé au remboursement de leur dette. La pandémie de COVID-19 offre l’occasion de redéfinir les priorités et d’accroître le soutien de l’UE aux systèmes de santé africains.
Les infrastructures de transport, en particulier les routes et les chemins de fer, sont essentielles à une croissance durable et inclusive, y compris à la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). L’Afrique dépend fortement de ses routes, qui représentent 80 à 90 % de sa couverture de transport, pour le transport des marchandises et des voyageurs.
Pourtant, 53 % des routes du continent ne sont pas asphaltées et moins de 50 % des Africains habitant en zones rurales ont accès à des routes praticables en toute saison. Malgré ces besoins, les infrastructures de transport ne sont pas explicitement abordées dans la communication de l’UE.
L’allégement de la dette en réponse à l’impact de la COVID-19 sera un test décisif pour ce partenariat
La transformation numérique est également un facteur de croissance durable et inclusive. La proportion de personnes en Afrique ayant accès à internet a augmenté, passant de 21,8 % en 2013 à 41,9 % en 2019. Cela a permis au continent d’atteindre 56 % de son objectif de 2019 concernant l’atteinte d’un niveau de vie élevé.
Cependant, le continent se classe toujours derrière toutes les autres régions du monde en termes d'accès au web. Bien que la transformation numérique soit l’une des priorités proposées par l’UE, l’accès à internet n’est pas suffisamment pris en compte. Selon la Banque mondiale, l’Afrique doit investir 100 milliards de dollars pour parvenir à un accès à internet abordable et de bonne qualité d’ici 2030.
La communication de l’UE souligne la nécessité de mettre en place des cadres réglementaires solides dans le secteur du numérique. Or, si la réglementation est importante pour la cybersécurité en Afrique, elle doit être abordée en parallèle avec l’enjeu de la fourniture d’un accès suffisant.
L’importance de l’intégration des priorités de l’Afrique dans la stratégie a été soulignée par Carlos Lopes, Haut-représentant de l’UA pour les négociations de l’accord avec l’UE pour l’après-2020. « Un engagement avec l’Afrique ne peut plus être mené dans un splendide isolement de ses priorités et ses processus de dialogue », a déclaré M. Lopes à ISS Today. « Les chefs d’État africains ont clairement défini les priorités. Nous avons la ZLECAf et le Plan d’action décennal de l’Agenda 2063. Il est temps de se mettre au travail. »
Les conclusions du Conseil de l’UE sur le partenariat UE-Afrique, publiées en juin, ont souligné la nécessité de prendre en compte l’impact de la COVID-19 et l’allégement de la dette dans la prochaine stratégie Afrique-UE. C’est un pas dans la bonne direction.
L’allégement de la dette comme réponse immédiate à l’impact à court terme de la pandémie sera un test décisif pour le partenariat. La crise due à la COVID-19 provoque déjà la première récession en plus de vingt-cinq ans en Afrique subsaharienne et la dette extérieure totale du continent est estimée à 417 milliards de dollars.
Les négociations sur la stratégie Afrique-UE interviennent à un moment où l’UA prend des mesures concernant plusieurs initiatives importantes. Des préparatifs sont en cours pour le lancement de la ZLECAf, une énergie nouvelle est consacrée à l’initiative visant à « Faire taire les armes », et des réformes de l’UA visent à faire des communautés économiques régionales les premiers intervenants dans la gestion des crises locales.
En tirant parti de ces évolutions, les négociateurs africains devront viser une stratégie intercontinentale plus globale, en travaillant en étroite collaboration avec l’UA, les communautés économiques régionales et les États membres. C’est l’occasion non seulement de redéfinir le partenariat Afrique-UE, mais aussi de le faire sur un pied d’égalité.
Tsion Tadesse Abebe, chercheuse principale, Migrations, ISS et Hafsa Maalim, analyste politique, Union africaine
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Crédit photo : Amelia Broodryk/ISS