Pour les victimes, les réparations importent autant que le procès de Kabuga
Les procès contribuent à établir l’histoire et la vérité mais ils ne doivent plus occulter l’indemnisation des victimes rwandaises.
L’arrestation le 16 mai de Félicien Kabuga, financier présumé du génocide de 1994 contre les Tutsis au Rwanda, est actuellement au cœur des discussions sur la justice internationale. Et ce, à juste titre, puisque la capture de ce « gros poisson » a mis fin à des dizaines d’années de traque internationale.
Or, ce qui devrait être au centre des préoccupations, ce n’est pas tant le procès de Kabuga que la question des réparations, qui à ce jour constituent encore une problématique majeure dans la justice rendue aux rescapés du Rwanda.
La première inculpation de Kabuga remonte à 1997 ; elle portait sur un certain nombre de chefs d’accusation de génocide et de crimes contre l’humanité prononcés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui a depuis fermé ses portes. Ce tribunal, qui siégeait à Arusha en Tanzanie, avait été créé par le Conseil de sécurité des Nations Unies, avec pour objectif de poursuivre en justice les responsables de crimes graves liés au génocide.
Successeur du TPIR, c’est devant le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux que devrait se tenir le procès de Kabuga. L’arrestation de ce dernier sur le territoire français constitue l’aboutissement d’une enquête menée conjointement avec le Bureau du Procureur du Mécanisme.
Au lendemain de l’arrestation de Kabuga, on s’est particulièrement intéressé à son parcours de fugitif. Où s’était-il caché ? Qui l’avait protégé pendant 26 ans ? Où devrait-il être jugé ? Ce sont là des préoccupations essentielles, car il s’agit de faire en sorte que ceux qui l’ont aidé à échapper à la justice rendent également des comptes.
Pour les Rwandais qui portent le poids du génocide, priorité doit être donnée à la justice réparatrice
Mais peut-être devrions-nous aussi nous demander comment garantir la meilleure défense aux victimes et aux rescapés du génocide au cours des prochains mois. La tenue d’un procès contribuera à nourrir le récit collectif de l’histoire, de la mémoire et de la vérité, mais qu’en sera-t-il des réparations destinées aux rescapés ?
L’arrestation de Kabuga a eu lieu pendant les 100 jours de Kwibuka, la commémoration annuelle du génocide contre les Tutsis au Rwanda. C’est un fait important car le souvenir du génocide au Rwanda s’estompe. Absorbée par de nombreuses autres priorités et préoccupations, la communauté internationale oublie peu à peu l’horreur du génocide et les ravages que cet héritage engendre.
Sandra Shenge, directrice régionale d’Aegis Trust, sis au Mémorial du génocide de Kigali, a déclaré que : « Négationnisme et révisionnisme menacent le tissu social rwandais. Ces fractures sociales n’ont pas reçu l’attention qu’elles méritaient, en particulier dans des contextes internationaux. Cette arrestation a suscité un regain d’énergie dans la lutte contre tous ceux qui tentent de déformer les récits des rescapés du génocide. »
Pour les rescapés, dont beaucoup portent encore le fardeau du traumatisme, poursuivre en justice les principaux responsables du génocide pourrait constituer une forme de satisfaction. Mais Kabuga a 84 ans. Les procédures pénales internationales étant généralement longues, il est peu probable qu’il survive à son procès. À cet égard, les enseignements tirés des procès des membres les plus âgés des Khmers rouges devant les Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens se révèleront instructifs pour le procès de Kabuga.
Pour les Rwandais qui portent le poids du génocide, il faudrait également accorder la priorité à la justice réparatrice sous ses différentes formes, à savoir l’indemnisation, la satisfaction, la restitution, la réhabilitation et les garanties de non-répétition.
En 21 ans d’existence, pas une seule ordonnance de restitution n’a été rendue par les juges du TPIR
Alors que la communauté internationale est aux prises avec des interrogations portant sur la tenue du procès de Kabuga, l’occasion est toute trouvée pour placer les réparations destinées aux rescapés au centre du débat. Ces réparations sont importantes car elles permettent de reconnaître la douleur et la souffrance des rescapés et les aident à transcender progressivement leur statut de victime.
Les rescapés du génocide doivent faire preuve de prudence en matière de promesses de réparation. Paradoxalement, les dispositifs de ce type dans les procédures pénales internationales ne favorisent pas les victimes, en grande partie parce que la question des réparations n’est abordée qu’a posteriori.
Malgré la reconnaissance de la détresse des victimes, cela ne se traduit pas souvent dans les faits par la mise à disposition des ressources nécessaires à la réparation. De nature purement punitive, la justice rendue par le TPIR n’était guère portée sur la réparation. Le statut portant création du TPIR prévoyait toutefois la restitution des biens dont les victimes avaient été illégalement spoliées, ce qui constitue une forme de réparation. Cependant, en 21 ans d’existence, pas une seule ordonnance de restitution n’a été rendue par ses juges.
Le travail de l’Unité des victimes et des témoins du Tribunal a permis d’apporter une forme d’aide aux témoins qui comparaissaient devant la cour, en reconnaissance de leurs besoins. Les rescapés étaient toutefois globalement traités comme des éléments dans la procédure.
La situation est pire encore en ce qui concerne le Mécanisme international, au sein duquel il n’existe aucune référence à la réparation sous quelque forme que ce soit. Le procès de Kabuga devant le Mécanisme devrait revêtir plus d’importance pour les rescapés du génocide qu’un simple lien anecdotique à la notion juridique de satisfaction. Pour que les réparations soient effectives, elles doivent bénéficier d’un soutien financier, technique et politique.
Les rescapés du génocide rwandais doivent être au centre de la conception et de la mise en œuvre d’un fonds de réparation
La récompense de 5 millions de dollars promise par le Département d’État américain dans le cadre du programme Rewards for Justice pour l’arrestation de Kabuga pourrait servir de capital de départ pour établir un fonds de réparation destiné aux rescapés du génocide. Il conviendra d’obtenir des dotations supplémentaires pour que l’indemnisation soit significative. Dès 2001, le TPIR avait procédé au gel des avoirs de Kabuga concernant plusieurs de ses biens dans des pays européens. Si son procès se solde par une condamnation, alors des confiscations d’actifs supplémentaires pourraient être intégrées à la dotation.
Les rescapés du génocide rwandais doivent être placés au centre de la conception et de la mise en œuvre d’un potentiel fonds de réparation. Ils connaissent leurs besoins et savent ce qui est à même de fonctionner dans leurs propres communautés. Il serait judicieux de s’inspirer des bonnes pratiques et des lacunes du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale. Et plus près de nous, nous pouvons nous inspirer du Fonds d’affectation spéciale de l’Union africaine pour les victimes des crimes d’Hissène Habré.
La création d’un fonds de réparation requiert une volonté politique et un soutien de la part du Rwanda et du Mécanisme international, mais aussi du Conseil de sécurité des Nations unies et d’autres États membres de l’ONU. Il est grand temps de mettre en pratique les belles paroles inscrites dans les résolutions et engagements pris au cours des 26 dernières années, depuis les horreurs du génocide. C’est le moment de faire preuve de solidarité avec les rescapés.
Allan Ngari, chercheur principal, Programme sur les Menaces complexes en Afrique, ISS Pretoria
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