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« L’Année des réparations » de l’UA : entre mémoire et avenir

Les réparations visent à renouer les relations et à prévenir la violence, ouvrant la voie à un ordre mondial plus juste.

metLe thème choisi par l’Union africaine (UA) pour l’année 2025, « Justice pour les Africains et les personnes d’ascendance africaine grâce aux réparations », relance un débat entamé il y a plus de 30 ans avec la Proclamation d’Abuja, revitalisé avec la Proclamation d’Accra en 2023 et sa Déclaration.

Une feuille de route permettra d’intégrer le thème de cette année aux échelles continentale et mondiale. Grâce à l’engagement des pays africains, des organisations de la société civile et d’autres organes de l’UA, la feuille de route accorde la priorité à la création d’un service chargé d’apporter un soutien technique et politique et de coordonner la mise en œuvre.

L’objectif est d’élaborer une position africaine commune dans le but de galvaniser la volonté politique des pays. Les États peuvent hésiter à s’engager dans un plaidoyer unilatéral en faveur de réparations (au-delà des demandes de restitution des objets volés) en raison de dynamiques de pouvoir asymétriques et d’une dépendance économique à l’égard de l’Occident.

En relançant le débat, l’UA offre l’occasion à l’ensemble du continent de définir ce que les réparations signifient réellement et d’en établir la portée en impliquant « la sixième région » (la diaspora africaine), la communauté des Caraïbes et les Africains-Américains. L’exercice doit encourager un point de vue équilibré entre les préjudices subis et les reproches.

En ce qui concerne les préjudices, les Africains et les personnes d’ascendance africaine ont des positions diverses. La responsabilité historique doit être reconnue tout en abordant les réalités contemporaines et en veillant à la fois à ce que l’Afrique ne rejette pas toute la responsabilité sur l’Occident et à ce que l’Occident ne minimise pas les effets durables de ces injustices historiques.

En Europe et en Amérique du Nord, certains considèrent les réparations de l’Afrique comme rétrogrades

Toutefois, définir une position commune et faire front ne constituent qu’une seule pièce du puzzle. L’initiative de l’UA en matière de réparations s’est déjà heurtée — et continuera de se heurter — à de profondes résistances.

De nombreuses anciennes puissances coloniales affirment ne pas être directement responsables d’injustices commises il y a des siècles, et rejettent les demandes de réparation sous le prétexte qu’elles sont irréalisables, voire rétrogrades. D’autres soutiennent que l’aide au développement, l’allègement de la dette et les investissements étrangers font déjà office de réparations.

De plus, l’Afrique n’a pas les moyens de contraindre les anciennes puissances coloniales à s’engager dans des réparations significatives. Contrairement, par exemple, aux survivants juifs de l’Holocauste ou aux Américains d’origine japonaise qui ont obtenu des réparations, les pays africains n’ont pas l’influence politique, économique ou institutionnelle nécessaire pour faire pression sur les anciennes puissances coloniales afin qu’elles s’engagent dans cette voie.

Un des moyens d’y parvenir serait d’élargir le thème de l’UA, qui met actuellement l’accent sur la justice et la guérison pour les Africains et les personnes afrodescendantes. L’UA pourrait aborder les réparations comme un programme mondial tourné vers l’avenir qui concernerait à la fois les victimes et les auteurs.

Ce faisant, elle pourrait s’appuyer sur les conceptions africaines traditionnelles de la justice, ancrées dans ses politiques de justice transitionnelle, de reconstruction post-conflit et de développement, dans lesquelles la réparation est intrinsèquement tournée vers l’avenir. Les recommandations du Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine des Nations unies et les résolutions de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples vont dans ce sens.

L’UA pourrait aborder les réparations comme un programme mondial tourné vers l’avenir

Un tel recadrage permettrait de répondre aux critiques de l’Europe et de l’Amérique du Nord qui rejettent le programme de réparations de l’Afrique en le qualifiant de rétrograde, présumant que la violence a pris fin avec l’abolition de la traite des esclaves et les indépendances. En réalité, elle a été remplacée par les injustices systémiques qui perpétuent les inégalités mondiales et se reflètent notamment dans la représentation au sein des institutions multilatérales.

En outre, par définition, les réparations ne concernent pas uniquement le passé : elles restaurent également les relations brisées et empêchent la résurgence de la violence. Une approche tournée vers l’avenir favoriserait un ordre international plus juste, dans lequel les torts historiques seraient activement réparés. Les appels à la réforme du système multilatéral mondial, tels qu’inscrits dans le Pacte pour l’avenir, pourraient être considérés comme intrinsèquement liés aux réparations.

Plus important encore, conformément aux traditions de nombreuses sociétés africaines et comme le soulignent les liens de la feuille de route de l’UA avec la justice transitionnelle, les réparations ne concernent jamais uniquement les victimes. Elles intègrent également les auteurs des crimes. Les anciennes puissances coloniales qui ont profité des souffrances de l’Afrique portent la responsabilité de blessures morales non résolues.

Les sociétés fondées sur l’esclavage et l’exploitation coloniale sont toujours aux prises avec le racisme, les inégalités économiques et l’amnésie historique. La justice réparatrice offre à ces nations la possibilité de guérir, d’affronter leur passé et de reconstruire des relations avec les Africains et les afrodescendants.

Une autre façon d’élever ce débat est de ne plus se focaliser sur les crimes contre l’Afrique, mais ceux contre l’humanité. Les atrocités qui ont été commises – notamment les génocides, les déplacements forcés, le pillage des ressources et des objets culturels, les nombreux crimes de guerre et l’esclavage – n’étaient pas seulement des crimes contre l’Afrique, mais des crimes contre l’humanité dans son ensemble.

Les anciennes puissances coloniales portent la responsabilité de blessures morales non résolues

Ce point de vue apparaît déjà dans les résolutions des Nations unies et les instruments régionaux et internationaux. Depuis la Déclaration et le Programme d’action de Durban, l’Union européenne a reconnu, sans toutefois présenter d’excuses, que l’esclavage et le colonialisme étaient des crimes contre l’humanité. L’UA vient d’examiner une proposition visant à qualifier l’esclavage, la déportation et la colonisation de crimes contre l’humanité et de génocides, afin de faire avancer la cause de la réparation.

Cette approche est conforme aux principes juridiques et moraux universels qui les reconnaissent comme des violations qui choquent la conscience de l’humanité. D’un point de vue juridique, elle renforce le projet de l’UA de demander un avis consultatif à la Cour internationale de justice. On pourrait également s’en servir pour interpeller le public occidental et susciter l’indignation morale universelle, une indignation que l’Afrique et les personnes d’ascendance africaine portent depuis des générations, souvent peu reconnue à l’échelle mondiale.

L’histoire montre que l’indignation morale peut être transformatrice. Les experts qui ont participé à un événement organisé par l’Institute for Peace and Security Studies, en parallèle du sommet de l’UA de février, ont noté que le mouvement mondial contre l’apartheid avait poussé les gouvernements occidentaux à sanctionner l’Afrique du Sud, non pas par la coercition économique, mais par une pression morale et un militantisme soutenus. Ces dernières années, des approches similaires ont conduit à la restitution d’objets culturels africains.

Cependant, l’indignation morale ne suffit pas. Elle doit être canalisée de manière à influencer le discours international, à faire pression sur les gouvernements et à faire évoluer l’opinion publique. Pour y parvenir dans un contexte de crise mondiale et d’incertitude, l’UA et les parties prenantes identifiées dans la feuille de route doivent déployer des efforts soutenus et concertés. Il est également essentiel d’impliquer les anciennes puissances et institutions coloniales.

En fin de compte, l’argument moral en faveur des réparations doit être renforcé par un plan visant à consolider les recherches fragmentaires sur les préjudices subis par l’Afrique et les personnes d’ascendance africaine. Ce plan doit être complété par un plaidoyer stratégique, une action juridique et un renforcement des capacités économiques afin de parvenir à une justice réparatrice significative, présentée non pas comme une simple revendication financière, mais comme un impératif moral et politique.

Pour l’UA et pour l’Afrique, « l’Année des réparations » 2025 n’est qu’un début. Le véritable défi consiste à faire reconnaître le mouvement au niveau mondial et qu’il reste une priorité au-delà de cette année, pour évoluer finalement vers la « Décennie de l’UA pour les réparations », comme la feuille de route l’envisage.

Le mouvement sera plus durable si la justice réparatrice n’est pas seulement conçue  comme une réponse au passé de l’Afrique, mais aussi comme une base pour façonner l’avenir du monde.

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