Paul Kagame se brûlerait-il les ailes ?
Le scepticisme croissant à l’égard des prouesses du développement du Rwanda pourrait miner la réputation internationale de son président.
Depuis quelques années, la réputation du président rwandais Paul Kagame ne cesse de croître sur la scène internationale, mais aussi à travers le continent, où il exerce une relative influence. Grâce à ses talents de diplomate, il s’est imposé aux yeux du monde entier, du moins en dehors de l’Afrique, comme un dirigeant africain de poids.
Il est, par exemple, régulièrement convié à de prestigieux sommets internationaux tels que celui de Davos. L’année dernière, il a enterré la hache de guerre avec la France, pays avec lequel il était en froid pour son soutien au gouvernement génocidaire hutu en 1994. L’année prochaine, Kagame confortera sa réputation au sein de l’espace anglo-saxon en accueillant le sommet des chefs d’État du Commonwealth.
En Afrique, son image n’est toutefois pas aussi reluisante. Kagame ambitionne d’être le chef de file du continent. Il y est dans une certaine mesure parvenu, notamment en menant les efforts qui ont abouti à la signature en un temps record de l’Accord de libre-échange continental africain. Mais ce sont surtout ses accomplissements sur la scène internationale qui laissent les autres dirigeants africains perplexes, agacés, voire souvent jaloux.
Ils affirment, moqueurs, qu’il est plus faux Franco que francophone. Snobant la France – mais aussi, dit-on, dans le but de marginaliser les Hutus, traditionnellement francophones –, il a tourné le dos à la langue française pour privilégier l’anglais. Et l’adhésion du Rwanda au Commonwealth, dont l’objectif principal semble avoir été de contrarier l'Elysée, a été décidée alors même que le pays n’a jamais été colonisé par les Britanniques.
Les détracteurs africains de Kagame affirment, moqueurs, qu’il est plus faux Franco que francophone
La renommée internationale de Kagame repose surtout sur la perception selon laquelle ses efforts visant à développer le Rwanda produisent d’excellents résultats. Kigali, réputée pour la propreté de ses rues, symbolise à ce titre la prétention de Kagame de faire du Rwanda le Singapour de l’Afrique, quelque peu autoritaire, mais synonyme d’efficacité et de succès. La communauté internationale fait preuve d’une grande indulgence envers cet autoritarisme – fermant les yeux sur les violations des droits de ceux qui font obstacle à Kagame –, sous prétexte qu’il maintiendrait la paix, enrayerait la corruption et réduirait la pauvreté.
Officiellement, du moins, ces perceptions sont fondées. L’économie rwandaise connaît une croissance moyenne de 8 % par an depuis dix ans et la proportion de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté a baissé de sept points de pourcentage depuis 2011, pour s’établir à 38 % en 2017. Ces chiffres impressionnent les donateurs en mal de bonnes nouvelles en provenance de l’Afrique et surtout du Rwanda au passé tragique.
Et l’aide afflue, stimulant davantage l’économie, dont la croissance attire en retour toujours plus de dons. Depuis le génocide de 1994, la Banque mondiale a alloué plus de 4 milliards de dollars au pays, principalement à des fins de réformes structurelles, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’agriculture.
Mais il semblerait que le parallèle tracé par Kagame entre le Rwanda et Singapour commence à battre de l’aile. Les défenseurs des droits de l’homme tirent depuis longtemps la sonnette d’alarme quant à l’ampleur des violations des droits de l’homme commises au Rwanda, qui serait bien plus importante que ce que les donateurs occidentaux semblent croire.
Plusieurs économistes s’interrogent sur l’affirmation selon laquelle Kagame serait en voie de sortir son pays de la pauvreté
Les opposants politiques font face à une répression de plus en plus marquée et sont la cible d’arrestations, d’assassinats ou de tentatives d’assassinat tant sur le territoire national qu’en dehors. Ces pratiques n’en finissent pas d’envenimer les relations qu’entretient Kigali avec certaines puissances africaines, comme l’Ouganda, le Kenya et l’Afrique du Sud. En 2014, Pretoria a expulsé quatre diplomates rwandais et rompu ses relations diplomatiques avec Kigali après l’assassinat de Patrick Karegeya – l’ancien chef du renseignement de Kagame –, et une troisième ou quatrième tentative de meurtre sur Faustin Kayumba Nyamwasa, son ancien chef de cabinet.
L’année dernière, Kagame a rencontré son homologue sud-africain, Cyril Ramaphosa, et les deux dirigeants ont décidé de normaliser leurs relations, ce qui n’a toujours pas eu lieu. Au mois de juillet, les ministres des Affaires étrangères des deux pays ont décidé de dissocier les procédures judiciaires du processus de normalisation des relations diplomatiques. Peu après, sous la pression de ses tribunaux, Pretoria a transmis à Kigali une demande d’extradition pour deux des assassins présumés de Karegeya. L’on ignore toujours si cette requête a de nouveau fait dérailler le processus de normalisation.
Pretoria craint qu’en l’absence d’un autre dirigeant panafricaniste de la trempe de Thabo Mbeki ou Olusegun Obasanjo, Kagame ait les coudées un peu trop franches ; ou encore qu’il saisisse l’occasion du sommet du Commonwealth de l’année prochaine pour critiquer ses détracteurs.
Pourtant, l’Afrique du Sud a elle-même été critiquée pour avoir contribué à offrir cette opportunité à Kagame. Dans un récent article de la revue The Round Table : The Commonwealth Journal of International Affairs, le chercheur Richard Bourne reproche aux pays membres de l’organisation d’avoir accepté la proposition de Kagame d’organiser le sommet. Il affirme que le bilan du Rwanda en matière de droits de l’homme contrevient à la Charte du Commonwealth. « Au moins trois États clés de l’organisation – l’Afrique du Sud, le Royaume-Uni et le Canada – étaient conscients du fait que ce gouvernement s’inscrit souvent en porte-à-faux par rapport aux valeurs du Commonwealth. Pourquoi ne se sont-ils pas [opposés à ce choix] ? », interroge Bourne.
Depuis le génocide de 1994, la Banque mondiale a alloué plus de 4 milliards de dollars au Rwanda
Les autorités sud-africaines ont changé leur fusil d’épaule et accusent désormais l’Occident d’avoir fait le jeu de Kagame. Comme tant d’autres, elles trouvent surprenant que le chef d’État rwandais, en dépit de ses différends avec la France, se soit réconcilié si rapidement avec le président Emmanuel Macron. Et elles estiment qu’en nouant des relations avec Israël, Kagame s’est non seulement assuré le soutien de Tel-Aviv, mais aussi celui des États-Unis et du Royaume-Uni.
Certains détracteurs soulignent l’ironie du fait que, de tous les pays au monde, ce soit l’Afrique du Sud qui rumine à présent sa jalousie seule dans son coin. Au vu des actes criminels commis par le Rwanda sur le sol sud-africain, pourquoi le gouvernement sud-africain ne s’élève-t-il pas contre les ambitions continentales de Kagame ?
Mais il est possible que l’envol de Kagame soit freiné par d’autres facteurs. Un nombre croissant d’économistes commencent en effet à s’interroger sur l’affirmation du dirigeant selon laquelle il serait en voie de sortir son pays de la pauvreté. L’universitaire Filip Reyntjens de l’Université d’Anvers s’est penché sur le prétendu recul de la pauvreté au Rwanda de 44,9 % en 2011 à 39,1 % en 2014, selon des chiffres publiés juste avant la tenue d’un référendum crucial.
Il a constaté que cette baisse s’expliquait si l’on « comparait des pommes et des poires », c’est-à-dire si l’on procédait à une réévaluation du panier de la ménagère pour définir le seuil de pauvreté en 2014. Selon Reyntjens, si le même panier avait été utilisé en 2011 et en 2014, la pauvreté aurait au contraire augmenté de cinq à sept points de pourcentage.
Un chercheur de l’Université de Louvain, Sam Desiere, conclut quant à lui que la baisse du taux officiel de pauvreté est basée sur un taux d’inflation officiel artificiellement bas pour les biens alimentaires. En effet, selon ses calculs, ce taux ne serait pas de 5,3 %, mais de 9,4 % par an.
Dans un article paru au mois d’août, The Economist souligne que « d’autres universitaires travaillant sur ces mêmes chiffres estiment que la hausse des prix à elle seule aurait augmenter la pauvreté de sept points de pourcentage ». Il ajoute néanmoins qu’au vu de la forte croissance économique rwandaise, environ 8 % par an, il serait surprenant que la pauvreté ait pu augmenter dans les proportions calculées par Reyntjens et Desiere. L’article insiste toutefois sur les études académiques suggérant que le Rwanda aurait également gonflé ces derniers chiffres.
Toujours en août, le Financial Times rapportait qu’en 2015, un groupe d’économistes de la Banque mondiale aurait adressé aux dirigeants de l’organisation une note confidentielle dans laquelle ils apportaient leur soutien à ceux qui doutaient des statistiques mirobolantes du Rwanda en matière de développement. Cette note a de toute évidence été ignorée. « Remettre en question les statistiques du Rwanda peut ne paraître qu’une simple dispute au sujet de chiffres. Mais il s’agit de bien plus que cela. C’est la réputation de M. Kagame et du modèle de développement qu’il incarne qui est en jeu » insiste The Economist.
Ses détracteurs espèrent que, à l’instar d’Icare, Kagame finira par se brûler les ailes et s’écraser. D’autres pensent toutefois qu’il parviendra, comme à son habitude, à surmonter cette déconvenue et poursuivra son essor.
Peter Fabricius, consultant ISS
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