L’ubuntu pourrait contribuer à faire avancer le libre-échange en Afrique
La ZLECAf est sur les rails, mais les grandes puissances économiques africaines doivent se montrer disposées à créer un espace politique pour les autres.
La mise en œuvre de l’accord sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) a toujours été comparée à un marathon, et non à un sprint. De fait, l’image se vérifie : compte tenu des retards pris dans les négociations, aucun échange commercial significatif n’a eu lieu dans le cadre de cet accord depuis son lancement le 1er janvier 2021.
De nets progrès ont toutefois été réalisés et les grandes puissances économiques du continent devraient contribuer à faire avancer les choses. Les Africains se sont préparés à accroître leurs échanges commerciaux à l’échelle continentale, régionale et nationale. La ZLECAf et ses partenaires ont d’ailleurs mis en place une série de mesures de facilitation dans cette optique.
Le système de paiement et de règlement panafricain (PAPSS), en cours d’expérimentation, permettra aux acteurs commerciaux d’effectuer des transactions dans leur monnaie locale. Un mécanisme de règlement des différends a été instauré pour traiter les litiges commerciaux. Et une plateforme de suivi des barrières non tarifaires permet aux entrepreneurs de signaler les obstacles rencontrés afin que des solutions soient trouvées.
Bien que les négociations soient à des stades d’avancement inégaux, un cadre provisoire regroupant huit pays a été lancé en octobre 2022 sous le nom d’Initiative de commerce guidé. Le Cameroun, l’Égypte, le Ghana, le Kenya, Maurice, le Rwanda, la Tanzanie et la Tunisie peuvent ainsi échanger des marchandises définies avec le soutien du secrétariat de la ZLECAf. Ces pays ont été choisis parmi ceux qui ont soumis leurs offres tarifaires. L’un des objectifs de l’initiative est de maintenir l’intérêt pour la ZLECAf, tout en testant ses règles.
D’autres outils et plateformes ont également été mis sur pied, notamment un répertoire électronique des tarifs, des règles d’origine et un Hub de la ZLECAf.
Aucun échange commercial significatif n’a eu lieu dans le cadre de la ZLECAf depuis son lancement en janvier 2021
D’autres entités panafricaines continuent d’apporter leur soutien. La Banque africaine d’import-export a annoncé le renouvellement de son engagement d’un milliard de dollars sur les 10 milliards de dollars de financement prévus pour aider les pays à s’adapter au nouvel accord. La Banque africaine de développement a débloqué une subvention de 11,6 millions de dollars afin de consolider le secrétariat de la ZLECAf.
Les pays africains tentent également de participer aux efforts. Les plans nationaux sont à différents stades d’avancement et des exercices de sensibilisation sont organisés pour le secteur privé. Des infrastructures commerciales physiques et immatérielles sont mises en place, souvent sous l’impulsion d’initiatives intergouvernementales.
Le secrétariat du comité d’action national du Nigeria pour la mise en œuvre de la ZLECAf a lancé un éventail d’initiatives pour que les petites et grandes entreprises du pays puissent faire usage de l’accord. RwandAir, la compagnie aérienne nationale du Rwanda, a récemment annoncé des tarifs spéciaux pour les acteurs commerciaux afin de réduire le coût des échanges dans le cadre de la ZLECAf.
L’accord est davantage pris au sérieux en dehors de l’Afrique aussi. L’Union européenne, les États-Unis et certaines agences des Nations unies ont alloué des enveloppes importantes pour soutenir sa mise en œuvre. En outre, les partenaires facilitent de plus en plus les investissements du secteur privé afin de tirer parti du marché unique africain.
Si la ZLECAf est bien sur les rails, elle n’a encore donné lieu à aucun échange commercial. Ce retard est notamment dû aux négociations difficiles sur les règles d’origine. Ces règles déterminent dans quelle mesure un produit a été fabriqué dans un pays ou un autre afin de savoir s’il peut être échangé avec un régime préférentiel dans le cadre d’un accord commercial.
Les grandes puissances économiques africaines peuvent montrer l’exemple en faisant des concessions lors des négociations
Avec la ZLECAf, les pays africains tentent de s’appuyer sur la libéralisation du commerce intra-africain pour transformer la structure de leurs économies et accroître leur prospérité. Or, la nécessité de concilier cette aspiration continentale avec les réalités nationales suscite parfois des désaccords qui bloquent les négociations et ralentissent la mise en œuvre.
Mal géré, le libre-échange peut interférer avec les objectifs de développement industriel des pays. Même si les négociations doivent permettre de surmonter ces écueils, leur persistance peut inciter les gouvernements à recourir à des mécanismes non tarifaires pour protéger les filières tombant sous le coup de l’accord. Dans la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale, par exemple, certaines frontières ont été fermées arbitrairement et des taxes et autres redevances ont été appliquées aux importations intrarégionales après la suppression des droits de douane.
Les inégalités entre les États membres de la ZLECAf ne sont pas passées inaperçues, notamment celles ayant trait aux capacités de production et de consommation. Ces facteurs peuvent également retarder le processus, les pays cherchant à négocier des règles d’origine qui leur seraient favorables en fonction de leurs niveaux de production.
Par exemple, des règles d’origine strictes sur les vêtements et les produits textiles peuvent exiger que le coton soit produit en Afrique pour que les produits finis puissent être échangés selon les conditions de la ZLECAf. Des règles d’origine plus souples pourraient permettre l’étiquetage d’un vêtement comme étant de fabrication africaine, même si le tissu n’a pas été produit en Afrique.
Bien que censées faciliter le commerce, de telles règles d’origine semblent aller à l’encontre de l’objectif de promotion du « Made in Africa » poursuivi par la ZLECAf et peuvent entraîner une réorientation des flux commerciaux. Des règles d’origine strictes, en revanche, peuvent augmenter les coûts et limiter les échanges. Mais elles sont parfois utilisées pour favoriser l’intégration en amont et renforcer les chaînes de valeur régionales, car elles peuvent inciter les fabricants à s’approvisionner localement en intrants.
La philosophie africaine de l’ubuntu peut contribuer à stimuler la volonté de faire avancer les négociations
Tous les États membres de la ZLECAf cherchent à accroître leurs exportations en Afrique, ce qui crée déjà une certaine concurrence, chaque négociateur tentant de consolider la position de son pays. Le réflexe instinctif consistant à placer les priorités nationales au premier plan est contraire à l’esprit de la ZLECAf et de l’intégration régionale, surtout lorsque cela entraîne des retards paralysants. Il s’oppose également à la philosophie africaine de l’ubuntu, selon laquelle les gains collectifs à long terme devraient passer avant les gains individuels à court terme.
Les grandes puissances économiques africaines, telles que l’Afrique du Sud, l’Égypte, le Kenya, le Maroc ou le Nigeria, peuvent montrer l’exemple en faisant des concessions lors des négociations. L’idée n’est pas neuve, et c’est d’ailleurs ce qu’a accepté le Kenya au sein de la Communauté d’Afrique de l’Est.
Accorder plus d’attention aux philosophies collectivistes africaines offre une réponse idéologique au défi technique des « gagnants » et des « perdants » éventuels du libre-échange. Toutefois, cela ne fonctionnera que si les « gagnants » potentiels se montrent disposés à créer un espace politique pour les autres.
Les accords de libre-échange sont difficiles à négocier et encore plus complexes à mettre en œuvre. L’amélioration des attitudes nationales à l’égard des négociations peut renforcer la volonté politique et le soutien populaire nécessaires à leur application. La philosophie africaine de l’ubuntu fixe un cap et peut contribuer à stimuler l’ambition de faire avancer les négociations.
Teniola Tayo, consultante auprès de l’ISS
Image : Rainer Lesniewski/Shutterstock
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