Le marché unique africain doit profiter à tous de manière équitable

Si le plus grand défi actuel de la ZLECAf est le faible volume d’échanges commerciaux, à terme, il pourrait s'agir d’un développement inégal.

Les échanges commerciaux dans le cadre de l’accord sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) ont débuté en janvier 2021. Toutefois, il faudra du temps avant que ne s’accroisse le commerce intra-africain. De plus, certains protocoles clés sont encore en phase de négociation. Alors que l’Afrique poursuit une industrialisation tirée par le commerce, le processus se doit d’être aussi inclusif que possible.

L’une des principales critiques formulées à l’encontre de l’accord est que les gains seront accumulés de manière très inégale en Afrique, que ce soit entre pays, à l’intérieur des pays, entre les entreprises et entre les personnes. En raison des inégalités préexistantes, ce sont les pays, les villes, les industries les plus avancés et l’élite économique africaine qui pourraient bénéficier le plus de l’intensification des échanges.

Cela s’explique par différentes raisons. La ZLECAf est sans doute la zone de libre-échange continentale qui présente les plus grandes disparités de revenus entre ses pays membres. À titre d'exemple, le Nigeria, l’Afrique du Sud et l’Égypte représentent environ 50 % du PIB de l’Afrique, qui comporte 54 pays. Le marché unique africain rassemble donc des économies inégales aux capacités de production variables.

En tant qu’économie la plus industrialisée du continent, l’Afrique du Sud dispose d’un fort avantage. Selon Trade Map, la valeur des marchandises exportées de l’Afrique du Sud vers le reste du continent s’estimait à 20 milliards de dollars américains en 2020, faisant du pays le sixième plus grand fournisseur de l’Afrique en importations, après la Chine, l’Inde, la France, les États-Unis et l’Allemagne.

La ZLECAf est sans doute le marché unique qui présente les plus fortes disparités de revenus entre ses membres

L’Afrique du Sud domine également le commerce au sein de l’Union douanière d’Afrique australe. L’économie sud-africaine profite de manière disproportionnée des bénéfices de ce commerce régional, enrichissant ainsi ses producteurs et son gouvernement au détriment des autres pays de la région.

En outre, le lien bien documenté entre le degré d’importations et la montée du protectionnisme et de la xénophobie suscite également des inquiétudes. Une éventuelle inondation des marchés africains par des produits sud-africains pourrait nuire aux industries locales et affecter l’emploi. Cela pourrait alors alimenter un ressentiment à l’égard de la ZLECAf et un mécontentement eu égard aux gains promis.

Au sein des pays, les zones urbaines sont souvent mieux intégrées aux chaînes de valeur commerciales que les zones rurales, et des études démontrent que lorsque le commerce supranational est mal géré, il contribue à accroître les inégalités de développement. Ceci pourrait creuser les écarts de revenus entre les villes et les zones rurales, en particulier lorsque le commerce entraîne une diminution des exportations de produits de base, laissant pour compte les zones rurales qui sont à l’origine de ce type de production.

La même situation prévaut au niveau des entreprises. Malgré la tenue de discussions et les efforts consentis pour faciliter le commerce des petites et moyennes entreprises (PME) dans le cadre de l’accord, les économies d’échelle continuent d’être à l’avantage des grandes entreprises industrielles parce qu’elles sont plus compétitives.

Il existe un lien avéré entre le degré d’importations et la montée du protectionnisme et de la xénophobie

Au vu du coût élevé du transport des marchandises en Afrique, le fait d’augmenter les volumes commerciaux réduira le coût unitaire du transport. Les grandes entreprises telles que le groupement d’entreprises Dangote pourraient accroître leur production et exporter leurs produits sur le continent à moindre coût. Les PME pourraient également avoir plus de mal à satisfaire aux exigences des règles d’origine de la ZLECAf.

Les déséquilibres au niveau des entreprises sont liés aux disparités de revenus entre riches et pauvres dans certains pays africains. Les profits tirés de l’accroissement du commerce intra-africain peuvent profiter de manière disproportionnée aux élites industrielles africaines, aggravant ainsi les disparités de richesses. L’Afrique abrite déjà certains des pays les plus inégaux du monde. L’accroissement du commerce continental augmentera la demande en produits manufacturés. Les élites économiques qui possèdent les moyens de production sont donc mieux placées pour récolter les bénéfices du commerce.

Au Nigeria, cela s’applique aux élites industrielles. Un rapport d’Oxfam publié en 2016 indique que le revenu annuel de l’homme le plus riche du Nigeria est suffisant pour sortir deux millions de personnes de la pauvreté. En Afrique du Sud, en raison des fortes inégalités de revenus, accentuées entre les races, seule une petite partie de la population disposant de plus de capital de production et d’actifs bénéficierait de manière disproportionnée de ces échanges.

Dans la plupart des pays africains, le pouvoir économique est étroitement lié au pouvoir politique. Les élites économiques peuvent coopter les politiques de production en leur faveur et perpétuer leur domination. La tendance à conserver des coûts de production faibles sous forme de bénéfices menace les chances des consommateurs d’acheter des biens à des prix plus abordables.

Une augmentation des inégalités due à la ZLECAf pourrait entraîner davantage de troubles civils, d’ores et déjà nombreux

Si cet accord commercial n’apporte pas de retombées positives tangibles à l’Africain lambda, des acteurs populistes pourraient chercher à mobiliser la population contre l’accord. Son objectif primordial est pourtant d’apporter la prospérité à tous les Africains. Une augmentation des inégalités due à la ZLECAf pourrait se traduire par une recrudescence des troubles civils en Afrique, qui atteignent déjà des niveaux élevés.

L’accord a tenté de mettre en place certaines mesures visant à protéger les économies les moins développées d’Afrique, telles que le report de la libéralisation totale du commerce, mais celles-ci pourraient s’avérer insuffisantes. Les restrictions à la mobilité de la main-d’œuvre en Afrique constituent une entrave majeure à la redistribution des revenus, car les travailleurs marginalisés par l’exposition aux importations dans les pays plus pauvres ne peuvent pas simplement se déplacer vers les pays plus riches.

Une stratégie pragmatique consisterait à identifier les « gagnants » à court, moyen et long terme, de l’accord tel qu’il est actuellement conçu et trouver des moyens d’atténuer les pertes pour les autres. Plusieurs signataires de la ZLECAf ont mis en place, ou sont en voie d’élaborer, de telles stratégies nationales et régionales de mise en œuvre.

Le Secrétariat de la ZLECAf doit évaluer ces stratégies et identifier les possibilités de créer des chaînes de valeur régionales complémentaires incluant les petites économies. Une collaboration avec la Banque africaine de développement pour identifier et financer les infrastructures essentielles contribuera à améliorer la compétitivité de la production des économies moins favorisées et leur attrait pour les investissements.

Les stratégies nationales de mise en œuvre de la ZLECAf doivent également intégrer les économies rurales dans le commerce national et ne pas se concentrer uniquement sur les villes. Les grandes entreprises doivent être encouragées à intégrer des PME dans leurs chaînes d’approvisionnement afin d’accroître les effets redistributifs du commerce, en accordant une attention particulière aux PME dirigées par des femmes. Les structures fiscales de certains pays pourraient être réformées afin de redistribuer les richesses et les capacités, sans toutefois étouffer la productivité des élites industrielles.

Les gouvernements nationaux devraient abaisser les obstacles financiers à l’entrée dans les branches clés de l’industrie afin d’accroître le nombre d’acteurs économiques dans ces espaces. Le suivi des indicateurs de prospérité, comme la création d’emplois dans les secteurs de biens échangeables et la réduction de la pauvreté, peut fournir des données essentielles pour mesurer et améliorer le rendement du commerce.

Si la menace d’un volume commercial insuffisant dans le cadre de l’accord est bien réelle, la résolution de ces problèmes permettra de garantir des progrès durables. La ZLECAf pourrait changer la donne pour les économies africaines. L’accord doit être considéré comme une occasion de résoudre le casse-tête de la production sur le continent ainsi que son dilemme en matière de distribution.

Teniola Tayo, chargée de recherche, Programme Bassin du lac Tchad, ISS Dakar

Cet article a été publié grâce au financement du gouvernement des Pays-Bas et du Fonds britannique pour la résolution des conflits, la stabilité et la sécurité.

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