L’Europe et l’Afrique à la croisée des chemins
Le désir exprimé par les deux parties d'œuvrer à un partenariat stratégique moins centré sur l'aide pourrait-il se transformer en réalité ?
Publié le 16 septembre 2020 dans
ISS Today
Par
Paul-Simon Handy
directeur régional pour l’Afrique de l’Est et représentant de l’ISS auprès de l’UA
Depuis une dizaine d’années, l’Union africaine (UA) fait preuve d’une ambition croissante dans le domaine des relations internationales. La Commission de l’UA tente en effet de structurer les relations avec les partenaires stratégiques de l’Afrique afin de coordonner leurs interventions et de faire en sorte qu’elles se conforment aux priorités inscrites dans l’Agenda 2063.
Si l’emploi de l’expression « politique étrangère de l’UA » peut sembler prématuré, il est vrai que le processus de réforme de l’UA a impulsé une vraie réflexion sur le rôle de l’organisation dans les relations de l’Afrique avec le reste du monde, et notamment avec l’Union européenne (UE). Mais les États africains peuvent-ils seulement envisager une relation UE-Afrique qui ne repose pas sur l’aide au développement ? Peuvent-ils parvenir à un consensus leur permettant de s’entendre sur des politiques de premier plan ?
La crise due à la pandémie de COVID-19 a mis au jour de nombreuses insuffisances de part et d’autre de la Méditerranée, où l’on a eu recours à l’endettement comme levier pour faire face aux conséquences socioéconomiques de la pandémie. Les politiques de sauvetage de l’économie ont brisé de nombreux tabous en la matière.
C’est l’occasion de transformer l’ancien paradigme des relations bailleur-bénéficiaire en un nouveau modèle de relations entre l’UA et l’UE. En raison de leurs fréquentes demandes de rallonges financières, les États africains se voient privés de la possibilité matérielle et symbolique de négocier avec l’Europe sur un pied d’égalité.
La fréquence des demandes de rallonge financière empêche les États africains de négocier sur un pied d’égalité
Depuis son élection à la tête de la Commission européenne, Ursula von der Leyen s’efforce de préserver le statut de chef de file de l’UE dans un contexte où le multilatéralisme se voit bouleversé. Le partenariat avec l’Afrique est qualifié de prioritaire pour des raisons liées à la géographie, à l’histoire, à l’économie et à la gestion des migrations.
À l’inverse, l’Europe est le premier partenaire commercial de l’Afrique, malgré l’intensification de la concurrence, depuis une vingtaine d’années, des pays dits émergents. La volonté de renouveler le partenariat Afrique-Europe a souvent été évoquée mais jamais pleinement mise en œuvre en raison d’un manque de clarté quant aux objectifs de ce partenariat, et ce notamment du côté africain.
Dans une communication datant de mars 2020, la Commission européenne a de nouveau affirmé son ambition de forger un « partenariat d’égal à égal » avec l’Afrique. Mais qu’est-ce que cela implique ? Bien que les deux parties se soient engagées depuis 2007 dans un partenariat stratégique qui ne se concentre plus uniquement sur l’aide, cela reste un vœu pieux pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, la collaboration souhaitée est principalement le fruit de réflexions au sein de l’UE et elle est dirigée par l’UE. Dans une large mesure, l’UA, et surtout les pays africains, ne font que réagir aux problématiques européennes, et dépendent des financements européens.
En 60 ans d’indépendance, les relations Europe-Afrique n’ont pas favorisé l’industrialisation de l’Afrique
Deuxièmement, dans leur coopération avec l’UE, les États africains sont en rangs dispersés. Certains structurent leurs relations avec l’UE par le biais du partenariat entre le Groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et l’UE, régi par l’Accord de Cotonou, et d’autres par le biais de politiques de voisinage (Afrique du Nord).
L’UE dispose également de stratégies spécifiques pour la Corne de l’Afrique, le Sahel et le golfe de Guinée, ainsi que de nombreux processus de dialogue. Cette multiplicité de cadres empêche l’Afrique de faire montre d’une volonté claire de développer un partenariat conjoint et coordonné, d’égal à égal. Elle complique également l’adoption de positions communes pour l’Afrique, que les instruments de financement de l’UE ont jusqu’à présent structurée en régions distinctes. Cependant, la responsabilité n’incombe pas uniquement au partenaire européen ; les pays africains ont grandement besoin de consensus.
La coopération UE-UA a acquis une certaine importance au niveau politique, comme l’indiquent les sommets successifs entre les deux continents, dont le dernier s’est tenu à Abidjan en novembre 2017. Le plan d’action qui y a été adopté n’a pas pu être mis en œuvre, faute de mécanisme de financement et d’institution de mise en œuvre adaptée. La coopération entre les deux continents souffre donc d’un déficit de mise en œuvre, car elle n’est ni officialisée ni soutenue par quelque instrument juridique contraignant que ce soit.
Il est nécessaire de procéder à des changements et le contexte actuel y est propice. Les consultations entre l’UE et l’UA pour l’adoption d’une stratégie commune coïncident avec la négociation d’un cadre juridique de partenariat UE-ACP qui régira leurs relations de 2020 à 2040. L’UE et l’UA conviennent de la nécessité d’accorder aux organisations régionales une place de choix dans la mise en œuvre du partenariat et de les affranchir du cadre UE-ACP.
Dorénavant, l’accent pourrait être mis sur l’investissement dans le soutien et la diversification d’économies africaines durables
Même si les souhaits de l’UA en matière de coopération UE-Afrique n’ont pas triomphé, dorénavant c’est bien l’accord « post-Cotonou » (qui comprendra un socle commun à toutes les parties et des protocoles régionaux distincts pour l’Afrique, les Caraïbes et le Pacifique) qui va structurer la coopération entre l’UE et l’UA. Il sera doté de ses propres institutions, de ses mécanismes de mise en œuvre et d’un instrument de financement spécifique. Cette avancée majeure devrait permettre de rationaliser les différentes politiques en vigueur et d’éliminer les cadres de partenariat faisant double emploi.
La position commune adoptée en 2018 par le Conseil exécutif de l’UA sur les négociations de l’accord post-Cotonou semble dépassée. En effet, celle-ci isole d’un côté la coopération UE-ACP, placée sous la responsabilité du Secrétariat ACP, et de l’autre la stratégie conjointe UE-Afrique, régie par l’UA. L’accord post-Cotonou devrait mettre fin à cette dichotomie.
Il est temps d’adopter un nouveau modèle UA-UE qui ne soit pas fondé sur un lien de bailleur à bénéficiaire. Depuis les indépendances, il y a 60 ans, les relations Europe-Afrique n’ont pas favorisé l’industrialisation de l’Afrique, pourtant considérée par de nombreux experts comme le principal levier qui pourrait considérablement améliorer les économies africaines.
Le nouveau partenariat pourrait donc consister à investir principalement dans le soutien et dans la diversification d’économies nationales africaines durables. Celles-ci devraient reposer sur les nouvelles technologies vertes et sur des chaînes de valeur locales, comme le prévoit l’Accord de libre-échange continental africain.
Cette coopération devrait également faire progresser la numérisation des économies et des secteurs publics européens et africains afin d’améliorer la productivité et l’accès aux services. La réalisation de tous ces objectifs dépendra en grande partie de l’issue des négociations en cours de l’UE sur le cadre financier pour la période 2021-2027.
Le 6e Sommet Afrique-Europe, prévu pour le dernier trimestre de 2020, sera peut-être le dernier avant l’entrée en vigueur de l’accord post-Cotonou. Cela permettra de placer ce dernier dans un nouveau cadre institutionnel et de le doter d’instruments de mise en œuvre efficaces.
Le sommet se penchera sans aucun doute sur la pandémie et sur ses répercussions. Mais il permettra avant tout aux deux parties de relancer une relation reposant sur leurs intérêts communs et sur la promotion du multilatéralisme, conformément à leurs engagements respectifs dans ce domaine.
Paul-Simon Handy, conseiller régional principal, ISS, et Olivier Kenhago Tazo, ministre conseiller, Mission du Cameroun à Bruxelles et auprès de l’UE
Cet article a été réalisé grâce au soutien du Fonds britannique pour la résolution des conflits, la stabilité et la sécurité, et la Fondation Hanns Seidel.
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Image: Amelia Broodryk/ISS