Les pratiques douteuses de Wagner en RCA et ailleurs
La présence croissante de la société militaire privée russe représente-t-elle une réelle source d'inquiétude pour l'Afrique ?
Au cours des quatre dernières années, la Russie a établi une forte présence militaire en République centrafricaine (RCA), en faisant clandestinement appel à des acteurs équivoques comme la société militaire Wagner, qui serait proche du président Vladimir Poutine. De nombreux analystes estiment que Wagner constitue l'avant-garde contestable d'une importante initiative russe en Afrique.
Le groupe Wagner, qui serait dirigé, ou du moins financé, par l'oligarque Evgeny Prigozhin (souvent appelé « le chef de Poutine »), se serait déjà rendu indispensable au président Faustin-Archange Touadéra. Cela soulève de sérieuses questions quant à savoir s'il peut, ou même s'il doit, être délogé.
Une force d'environ 1 200 à 2 000 membres de Wagner, ainsi qu'un contingent de quelque 300 soldats rwandais d'élite, ont empêché l'armée rebelle de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) de prendre Bangui il y a un an. La CPC regroupait six signataires de l'accord de Khartoum de 2019, qui a échoué, et était dirigée par l'ancien président François Bozizé. Les rebelles ont avancé sur Bangui après la victoire de Touadéra aux élections de décembre 2020, dont Bozizé avait été exclu, et qui, de l'avis général, avaient été truquées.
Les Russes ont ensuite avancé dans les zones rurales, mettant en déroute d'autres rebelles au fur et à mesure de leur progression. Ils ont donc rétabli un niveau de sécurité qui n'avait pas été atteint depuis longtemps en RCA, réussissant ce que d'autres étrangers, dont la France, la Libye de feu Mouammar Kadhafi et même l'Afrique du Sud (en 2013), ne sont pas parvenus à faire.
Les Russes ont réussi là où d'autres, dont la France, la Libye et l'Afrique du Sud, avaient échoué
Ainsi, la présence des Russes a d'abord été largement saluée par les citoyens de la RCA. Toutefois, leur popularité s'est ensuite émoussée alors qu'ils commettent de plus en plus de graves violations des droits humains à l'encontre de civils, selon les Nations unies (ONU) et d'autres organisations. En outre, l'International Crisis Group et Africa Confidential affirment qu'ils ont non seulement pris pour cible les membres des groupes ethniques peul et gbaya (dont Bozizé est membre), mais également les musulmans de manière générale. Certains groupes rebelles de l'alliance CPC sont majoritairement de confession musulmane.
De son point de vue, le plus grand dilemme de Touadéra est peut-être que sa forte dépendance à l'égard de Wagner, et plus généralement de la Russie, a empoisonné ses relations avec les pays occidentaux, en particulier la France.
Les États-Unis (US) sont également contrariés et avaient déjà sanctionné Prigozhin pour son rôle présumé dans la tentative d'influencer leurs élections de 2016. Les États-Unis et l'Union européenne ont en outre récemment imposé des sanctions à Wagner pour une série de violations présumées des droits humains, non seulement en RCA, mais aussi en Libye, au Soudan, en Syrie et en Ukraine. Wagner a également brièvement rejoint la lutte contre les insurgés dans le nord du Mozambique, bien que le groupe se soit rapidement retiré après des revers.
La désapprobation de l'Occident importe dans la mesure où la RCA dépend principalement des donateurs occidentaux pour financer plus de la moitié de son budget annuel de 496 millions de dollars. Le pays ne reconnaît pas la présence de Wagner, et personne n'a vu de contrat entre eux, bien que quelques personnes doutent de l'existence d'un tel accord. Sans contrat manifeste, il n'y a aucune preuve de rémunération légitime, ce qui alimente les allégations selon lesquelles Wagner est remboursé par des contrats miniers lucratifs.
L'approbation de l'Occident est importante car plus de la moitié du budget annuel de la RCA est tributaire des donateurs
Un groupe d'experts de l’ONU a constaté que Wagner et la société russe Lobaye Invest SARLU (qui a obtenu des concessions minières pour l'or et les diamants) étaient « interconnectés ». Par ailleurs, l'International Crisis Group souligne que « les médias russes ont établi un lien direct entre Lobaye et Prigozhin ».
Un schéma similaire entre la France et d'autres pays occidentaux d'une part, et la Russie et en particulier Wagner d'autre part, semble se reproduire au Mali. Une force russe de quelque 450 agents, principalement des membres de Wagner, commencerait à combler le vide créé par le retrait partiel de la force française Barkhane, forte de 5 100 hommes, de la région du Sahel. Le gouvernement malien nie la présence de Wagner, ne reconnaissant que celle d' « instructeurs russes ».
Néanmoins, la présence présumée de Wagner a également suscité de vives protestations de la part de la France, qui a essentiellement sauvé le Mali de l'envahissement par les djihadistes et les séparatistes en 2013. La France a menacé de retirer complètement son soutien militaire au Mali. La Suède a déjà annoncé sa sortie de la force européenne Takuba en raison de l'arrivée de Wagner. De telles décisions sont difficiles car elles risquent d'affaiblir davantage la lutte contre l'ennemi commun, l'extrémisme violent.
Néanmoins, les cas de la République centrafricaine et du Mali suscitent des questions sur les réactions de l'Occident face à Wagner et aux interventions de la Russie dans ces pays et ailleurs. S'agit-il simplement de manifestations de dépit hypocrite de la part de l'Occident parce que la Russie le bat à son propre jeu, à savoir exercer une influence et exploiter des opportunités commerciales en Afrique ? Ou existe-t-il des différences considérables entre les interventions occidentales et russes ?
La Russie fait-elle à bien des égards ce que les pays occidentaux font depuis beaucoup plus longtemps en Afrique ?
Un analyste de la sécurité qui souhaite garder l'anonymat a fait remarquer que la Russie, et dans une certaine mesure la Chine, font à bien des égards ce que les pays occidentaux font depuis beaucoup plus longtemps. Ces puissances s'assureraient un accès aux ressources et aux marchés africains, tout en recherchant un alignement diplomatique et stratégique plus fort avec le continent dans les forums internationaux.
Selon lui, toute analyse ou comparaison est rendue plus complexe par le fait que l'implication de la Russie en RCA et ailleurs en Afrique est vraisemblablement plus secrète, si bien qu'il est difficile de savoir exactement où se trouvent les forces russes et ce qu'elles font. Des rumeurs indiquent que la Russie a des vues sur le Burkina, par exemple.
Il ajoute toutefois que la présence croissante de Wagner pose clairement problème sur deux points. Premièrement, comme la plupart des sociétés militaires privées, sa doctrine militaire semble converger vers l'anéantissement de l'ennemi, sans se soucier des dommages civils collatéraux. Les violations des droits humains constituent donc un problème majeur.
Le deuxième point est que Wagner et la Russie paraissent n'avoir aucune considération pour la démocratie lorsqu'ils choisissent qui soutenir. D'aucuns suggèrent d'ailleurs que Poutine privilégie les partenaires africains qui ont eu des différends avec l'Occident en raison de leur comportement antidémocratique, car cela les rend vulnérables à de telles tentatives. Et peut-être aussi pour mettre le doigt dans l'œil de l'Occident. Au Mali, par exemple, la Russie et Wagner ne sont manifestement intervenus qu'après le coup d'État en 2021 du colonel Assimi Goïta, qui s'est montré réticent à rétablir un régime civil démocratique dans le pays.
La Russie, tout comme la Chine, aime se présenter comme alignée sur les organisations africaines à propos de ce genre de questions. Pourtant, lorsque la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) a imposé des sanctions au Mali ce mois-ci, la Russie et la Chine ont bloqué les initiatives du Conseil de sécurité des Nations unies visant à soutenir la CEDEAO. L'analyste de la sécurité estime que si l'Union africaine et les communautés économiques régionales comme la CEDEAO souhaitent avoir recours à ces solutions, elles doivent faire preuve de plus de constance et de cohérence.
En fermant les yeux lorsque des hommes politiques comme Alpha Condé en Guinée et Alassane Ouattara en Côte d'Ivoire manipulent les constitutions de manière ostensible pour rester au pouvoir, ils sapent leur propre autorité morale face aux officiers militaires qui répondent par des coups d'État. Il en va de même pour la Russie et Wagner lorsqu'ils soutiennent de tels putschistes.
La présence croissante de Wagner sur le continent pose toutefois des questions difficiles à la communauté internationale, y compris à l'Occident. Le problème ne relève pas seulement de la démocratie, mais aussi de la stabilité et de la sécurité. Si aucune autre entité n'est en mesure de réaliser ces objectifs, les pays africains pourraient continuer à se tourner vers des organisations comme Wagner, même s'il est encore trop tôt pour juger de son efficacité globale.
Peter Fabricius, consultant ISS
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