Les manifestations en Afrique – coïncidence, correction ou contagion ?
Dans cette nouvelle ère d'activisme et de changement politiques, la jeunesse africaine ne compte plus rester sur la touche.
Publié le 19 août 2024 dans
ISS Today
Par
Menzi Ndhlovu
analyste principal des risques politiques et nationaux chez Signal Risk
Une vague de manifestations a déferlé sur l'Afrique cette année et aucune théorie avancée jusqu’ici ne permet de cerner avec exactitude les raisons de son caractère multidimensionnel. En effet, il y a quelque chose de différent dans cette saison de troubles par rapport aux vagues précédentes de 2010, 2018 et 2020.
L’Afrique n'a vraisemblablement pas connu d'expressions de mécontentement à l'égard des gouvernements d'une telle ampleur et d'une telle portée géographique depuis les mouvements d'indépendance des années 1950 et 1960. Le Nigeria est le dernier pays, rien que cette année, à connaître des manifestations de masse, après le Kenya, le Sénégal, l’Ouganda, le Togo et les Comores.
Qu'est-ce qui est différent ? Pourquoi maintenant ? Et quel pays est le prochain sur la liste ?
La première caractéristique notable est que ces manifestations sont organiques et que leur leadership est très peu centralisé. Par le passé, ces mouvements étaient généralement alimentés par l'opposition politique, les syndicats ou les organisations de la société civile. Maintenant, ce sont des jeunes mécontents, armés de comptes sur les réseaux sociaux et de griefs partagés, qui sont au premier plan, se mobilisant d'abord et s'organisant ensuite. Les manifestations au Kenya contre le projet de loi de finances, #rejectthefinancebill, par exemple, ont été bricolées avant de se consolider pleinement en un mouvement social.
Deuxièmement, les revendications ne ciblent plus seulement des problèmes particuliers ; elles visent désormais une réforme systémique. Historiquement, la mobilisation était généralement centrée sur des griefs spécifiques tels que l’abrogation des taxes, la prestation des services publics, la lutte contre la corruption et la répression politique. Aujourd'hui, les manifestants sont en colère contre le système. Bien que déclenchées par les réformes d'austérité des présidents Bola Tinubu au Nigeria et William Ruto au Kenya, ces mesures n'ont été que des étincelles sur une poudrière. L'austérité, qui cristallise aujourd’hui le sentiment de désespoir des jeunes, est le symptôme d'un système politico-économique défaillant qui a besoin d'être réinitialisé plutôt que d'être réparé.
L'austérité est le symptôme d'un système politico-économique défaillant à réinitialiser – pas à réparer
La génération Z est en première ligne des manifestations. Leur attitude nihiliste découle d'attentes insatisfaites et d'une méfiance à l'égard du système politique. Élevés à l'ère du numérique et familiers des enjeux mondiaux, ils se lancent dans un activisme viral, surfent sur une vague de solidarité transfrontalière et recherchent un changement immédiat et efficace. Autant d’éléments qui confèrent plus de visibilité et d’influence à leurs manifestations et renforcent leur capacité de mobilisation.
Pour la génération Z, le contrat social a été rompu, si jamais il a existé. Des facteurs à court et à long terme ont contribué à cette rupture. Les nouveaux présidents du Kenya et du Nigeria ont fait des promesses de campagne, mais ont fait le contraire une fois au pouvoir. Ruto et Tinubu demandent au citoyen moyen d'endurer les difficultés alors que les élites politiques font étalage de leurs richesses.
Ce gouffre entre élites et gens ordinaires alimente désormais la colère à une époque où l’accès aux réseaux sociaux et la maîtrise de l’outil informatique permettent aux citoyens d’accéder plus facilement à ceux qui les gouvernent. L'étalage des richesses, en contexte de stagnation des salaires, de chômage élevé, d'inflation croissante et d’incompétence gouvernementale, a encore érodé la confiance entre l'État et les citoyens. Cette désaffection s'est même étendue à l'opposition politique, dont beaucoup pensent qu'elle est complice du maintien du statu quo ou qu'elle se contente tout juste de grappiller des miettes.
Une succession de crises a conduit à un manque d'optimisme évident. Après la crise financière mondiale, le discours positif de « l'Afrique qui monte » s'est imposé, alimenté par des euro-obligations bon marché, le retour de la diaspora, une croissance et des investissements élevés, et la première Coupe du monde de football en Afrique en 2010. Les générations Y et X en Afrique ont cru que leurs vies s'amélioreraient de façon considérable. La génération Z n'a pas connu cet optimisme et est plutôt passée d'une situation difficile à une autre.
L'effet cumulé d'années de stagnation économique (de l'épidémie d'Ebola et du krach des matières premières au COVID-19, en passant par les nombreuses guerres, le changement climatique et la crise mondiale du coût de la vie) s'est traduit par une décennie sans amélioration visible et un espoir en déclin. La croissance démographique et l’explosion démographique des jeunes sur le continent ont dépassé la capacité de charge des politiques de copinage, révélant ainsi les faiblesses du système. La patience a disparu et les jeunes Africains prennent les choses en main.
Ruto et Tinubu demandent plus d’efforts au citoyen moyen là où les élites étalent leurs richesses
Sommes-nous donc à l'aube d'un printemps africain et d'une contagion plus large ?
Les chercheurs ont recensé plusieurs facteurs à l'origine du printemps arabe : les difficultés économiques, la répression politique, la corruption et la méfiance à l'égard des institutions gouvernementales. Bien qu'aucun « printemps » ne soit identique, nombre de ces facteurs de risque sont répandus dans plusieurs pays subsahariens.
En Éthiopie, l'échec du processus de justice transitionnelle d'après-guerre a renforcé une conjoncture explosive caractérisée par une inflation élevée, le chômage, la pauvreté et une croissance économique faible. L'adoption d'un programme du Fonds monétaire international a permis d'amortir le choc, mais comme au Kenya, des réformes mal ciblées et un soutien social insuffisant pourraient provoquer des troubles parmi les Éthiopiens qui observent les événements d’à côté de chez eux.
Au Zimbabwe aussi, les conditions d’une période de turbulences sont réunies. Tout au long des mois de juin et de juillet, des activistes ont cherché à organiser des manifestations antigouvernementales pour les faire coïncider avec le sommet de la Communauté de développement de l'Afrique australe du 17 août, afin de faire pression sur l'administration Mnangagwa pour qu'elle mette en place des réformes politiques et économiques. Dans le cadre d'une répression préventive, le gouvernement a arrêté plus de 160 personnes, dont des élus, des membres de l'opposition, des dirigeants syndicaux, des étudiants et des journalistes.
De même, l'opposition et la société civile togolaises se sont mobilisées contre la nouvelle constitution promulguée en mai, qui garantit potentiellement au président Faure Gnassingbé un pouvoir indéfini. Au Sénégal, l'élection du président populiste Bassirou Faye semble avoir fait baisser la température politique ; cependant, si son programme de campagne n'est pas respecté, les masses pourraient se retourner contre lui comme elles l'ont fait contre Ruto. La discorde s'installe en Tanzanie et en Zambie, où les présidents réformateurs peinent à mettre en œuvre leur programme de campagne.
Le boom démographique en Afrique a dépassé la capacité de charge des politiques de copinage
Cela dit, le fait de réunir les conditions pour des troubles ne signifie pas que ces derniers sont inévitables, ni que la contagion est garantie. Les gouvernements autoritaires comme ceux du Zimbabwe et de l'Ouganda, caractérisés par de profondes frustrations à l'égard du statu quo, ont trouvé un moyen de résister à la pression publique pendant plusieurs décennies.
Lorsque l'État est fort, proche des militaires et qu'il exerce une influence prépondérante sur les institutions, le statu quo politique perdure. En revanche, les gouvernements sensibles aux doléances politiques, flanqués d'institutions modestes et d'un activisme civil fort, ont de meilleures chances d'obtenir des changements politiques substantiels. Cependant, les pays dont les gouvernements et les institutions sont faibles et dont les acteurs militaires sont puissants courent un plus grand risque d'insurrection armée.
Quel que soit le type de régime en place, les États de toute l’Afrique auront fort à faire pour s’adapter à ce climat. Les réponses varieront en fonction de la capacité des institutions à contenir ou à réprimer les troubles, de la résilience de la société civile et de la nature des régimes politiques.
Les régimes d'hommes forts comme ceux de l'Éthiopie, de l'Ouganda, du Zimbabwe et du Togo trouveront probablement des moyens de déjouer cette volatilité en utilisant le bâton et en accordant peu de concessions au public. Il n'en va pas de même pour des pays comme le Kenya, la Tanzanie et le Nigeria, qui seront contraints d'apaiser les masses mécontentes. Les gouvernements qui s'accrochent à leur survie pourraient reculer sur les réformes fiscales en échange de la stabilité politique. Les remaniements pourraient également devenir plus fréquents, signe d'un changement politique.
Cela dit, la stabilité acquise grâce à ces mesures temporaires pourrait être éphémère. Des changements structurels profonds sont nécessaires, car les populations plus jeunes acceptent moins les concessions fragmentaires et peuvent résister aux mesures de répression.
En fin de compte, les troubles observés en Afrique pourraient marquer le début d'une nouvelle ère d'activisme politique et de changement. Reste à savoir si cela débouchera sur un « printemps » à l'échelle du continent ou sur une série de corrections isolées.
Ce qui est certain, c'est que les jeunes Africains ne se contentent plus de rester à l'écart. Ils veulent avoir leur mot à dire dans la construction de leur avenir et ne se laisseront pas facilement réduire au silence.
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