Les criminels de guerre libériens répondront-ils enfin de leurs actes ?

Après trois décennies d'attente, le président George Weah permettra-t-il que justice soit enfin rendue au Liberia ?

La semaine dernière, le président libérien George Weah a demandé à l’Assemblée législative du pays de mettre en place une Cour pénale extraordinaire dont le but sera de traduire en justice les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ayant sévi au cours des deux guerres civiles (1989-1996 et 1999-2003) qui ont déchiré le pays. Cette décision a été largement saluée.

Un collectif de dix organisations issues de la société civile libérienne et internationale et militant en faveur de la justice a qualifié le geste de Weah d’ « étape majeure dans la lutte en faveur de la justice et contre les atrocités » perpétrées pendant les guerres. Selon Adama Dempster de Civil Society Human Rights Advocacy Platform of Liberia et de Secretariat for the Establishment of a War Crimes Court in Liberia, « cette décision est bénéfique aux victimes, au pays et à l’État de droit au Liberia ».

Aussi puissant et symbolique que soit l’appui de Weah à la campagne en faveur de la création du tribunal, ce geste suffira-t-il, alors que 30 années ont passé depuis le début de la première guerre civile et 16 années depuis la fin de la deuxième ?

Même le prédécesseur du président Weah, Mme Ellen Johnson Sirleaf, par ailleurs considérée comme une dirigeante exemplaire, n’a pris aucune mesure pour mettre le tribunal sur pied. Cela est peut-être dû au fait que son nom ait été mentionné par la Commission Vérité et Réconciliation, qui a préconisé la création du tribunal, en raison de son soutien à l’ancien président Charles Taylor au début de la guerre. Taylor a été condamné pour crimes de guerre.

Les rares procès des crimes de guerre au Liberia se sont tous déroulés devant des tribunaux américains et européens

En l’absence d’un tribunal spécial, des juristes et des militants étrangers ont tenté diverses manœuvres indirectes, avec des résultats mitigés, pour tenter de pallier le déficit judiciaire du pays.

Comme l’ont souligné les dix organisations constituant le collectif, les rares procès intentés contre des auteurs de crimes de guerre au Liberia se sont tous déroulés en dehors du pays, devant des tribunaux américains et européens. Ceux-ci ont jugé ces individus en vertu du principe de compétence universelle, qui permet aux tribunaux nationaux de juger les crimes internationaux commis à l’étranger, ainsi que les crimes liés à l’immigration.

C’est d’ailleurs cette approche que les États-Unis ont adoptée, notamment dans le cas de Mohammed Jabbateh, dit Jungle Jabbah. Considéré comme l’un des principaux chefs de guerre libériens, Jabbateh a été condamné en 2018 à 30 ans de réclusion par un tribunal de Philadelphie. Il a été reconnu coupable de fraude à l’immigration et de parjure pour avoir omis de divulguer ses crimes de guerre — notamment meurtres, viols et actes de torture et de cannibalisme — lors de sa demande d’asile en 1998, puis de résidence permanente en 2011.

Les États-Unis n’ont pas été en mesure de directement inculper Jabbateh pour les atrocités qu’il a commises au Liberia parce que les lois américaines sur les crimes de guerre ne s’appliquaient pas à son cas. En lieu et place, les accusations portées contre lui étaient en lien avec des violations à l’encontre de la législation américaine relative à l'immigration. Les juristes internationaux appellent cette manœuvre la stratégie « Al Capone », en référence à celle utilisée dans les années 1920 par les procureurs américains qui sont parvenus à condamner le célèbre gangster de Chicago pour évasion fiscale, faute d’avoir pu le poursuivre pour les crimes beaucoup plus atroces qu’il avait perpétrés.

Prince Johnson, l’un des principaux chefs rebelles de la première guerre civile, est désormais sénateur

Selon Hassan Bility de Global Justice and Research Project et de Secretariat for the Establishment of a War Crimes Court in Liberia, même si justice a été en bonne partie rendue à l’étranger, « notre peuple devrait avoir la possibilité de voir la justice triompher chez nous ».

Le principal obstacle est que de nombreux criminels de guerre jouissent encore d’une forte influence au Liberia. Le plus célèbre d’entre eux est sans doute Prince Johnson, l’un des principaux chefs rebelles de la première guerre civile, qui aurait notamment capturé, torturé, mutilé et exécuté l’ancien président Samuel Doe. Johnson est désormais sénateur et il dispose de pouvoirs considérables. Il pourrait être en mesure de faire dérailler le processus d’approbation parlementaire nécessaire à l’établissement du tribunal pénal spécial, qui le convoquerait au banc des accusés. 

Selon Fonteh Akum, chercheur principal de l’Institut d’études de sécurité (ISS) basé au bureau de Dakar, bien que le parti de Johnson ne dispose que de deux sièges au Sénat, il bénéficie d’un soutien populaire important dans le comté de Nimba, le deuxième plus populeux du Liberia. « Il entretient également des liens étroits avec d’anciens gradés de niveau intermédiaire de plusieurs factions armées qui exercent aujourd’hui un contrôle social informel à Nimba ».

La vice-présidente du pays, Jewel Taylor, serait plus influente encore, affirme Ottilia Maunganidze, responsable des Projets spéciaux de l’ISS. Elle a été mariée à Charles Taylor, l’ancien président du Liberia condamné pour crimes de guerre, et a été membre de son gouvernement. Le parti qu’elle dirige est le deuxième en importance au Sénat, qu’elle préside au vu de son titre de vice-présidente.

Les militants pour une justice libérienne méritent le soutien du reste de l’Afrique

Ces forces hostiles font néanmoins face à des forces bienveillantes tout aussi puissantes. La députée Rustonlyn Dennis, qui est déterminée à mettre en place le fameux tribunal, en est l’une des principales figures.

Akum reste quelque peu sceptique et affirme que certains au Liberia considèrent la décision de Weah comme étant plus guidée par des considérations politiques que juridiques, citant la récente destitution du juge de la Cour suprême Kabineh Ja'neh, « au terme d’un procès très politique au sein du Parlement ». 

« L’utilisation de la justice à des fins politiques met en péril les alliances politiques qui ont mené Weah au pouvoir et pourrait dégénérer dans certains comtés tels que ceux de Lofa, Nimba et Grand Gedeh, où des crimes ont de toute évidence été commis », explique Akum. « Cependant, certains criminels semblent avoir été absous lors de processus locaux de réconciliation durant les années où l’Etat instrumentalisait, à des fins politiques, le droit des victimes à la justice. »

Mark Kersten, de Wayamo Foundation, se montre également prudent, soulignant l’ambivalence dont Weah a jusqu’ici fait preuve à l’égard de la Cour. Pour le président, la reddition de comptes doit cohabiter avec d’autres impératifs, dont le développement et la paix. Il est possible que Weah ne soit prêt à soutenir la justice qu’en paroles et non en actes.

Allan Ngari, chercheur principal à l’ISS, fait quant à lui preuve d’un optimisme prudent. Il estime toutefois qu’un tribunal spécial ne peut à lui seul combler le vide juridique, du fait des coûts engendrés par un tel mécanisme et du nombre limité de criminels qu’il est en mesure de juger. Weah aurait peut-être dû demander à l’Assemblée législative de mettre en place un dialogue national sur la façon d’aborder le passé, avance Ngari. Ce dialogue aurait pu aboutir à l’établissement d’un tribunal spécial, mais au moins il se serait agi d’une décision inclusive adoptée dans le cadre d’une approche globale plus propice au traitement du passé violent du pays.

Malgré le scepticisme ambiant, Mme Dennis a fait part à ISS Today de sa conviction que les deux chambres du Parlement adopteraient bientôt les résolutions, puis les projets de loi, nécessaires à l’établissement du tribunal, même si une majorité aux deux tiers est nécessaire. « Jusqu’ici, c’est la volonté politique qui faisait défaut », a-t-elle dit, et la lettre de Weah a démontré que cette volonté était désormais présente. « Nous voulons donc saisir cette opportunité. »

Dennis et d’autres militants de sa trempe méritent le soutien du reste de l’Afrique. Nombreux sont ceux qui demandent à ce que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité perpétrés en Afrique soient jugés par des tribunaux africains plutôt que par des tribunaux lointains tels que celui de Philadelphie ou de La Haye. Il serait grand temps qu’ils fassent entendre leur voix.

Peter Fabricius, consultant ISS

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