L’EIAO s’attaque à l’État au Cameroun
Le gouvernement doit agir avec célérité pour bloquer les avancées de l’État islamique dans la région de l’Extrême-Nord depuis la mort de Shekau.
Depuis que la crise de Boko Haram s’est étendue à la région entière en 2013, les communautés du Cameroun, du Tchad et du Niger subissent les conséquences de l’extrémisme violent. Tout comme au Nigeria, où l’insurrection a débuté, les pays limitrophes du lac Tchad servent de refuge aux combattants des différentes factions de Boko Haram.
La mort, au mois de mai, d’Abubakar Shekau, chef de la faction Jama’atu Ahlis Sunna Lidda’awati wal-Jihad (JAS), a changé la donne. Elle offre l’occasion à l’État islamique (EI) de consolider son pouvoir dans la région par le biais d’une faction rivale de Boko Haram, l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO). Cela met à mal la sécurité humaine dans la région camerounaise de l’Extrême-Nord.
Le premier changement constaté est une diminution des attaques contre les civils, ces dernières semaines, dans les régions du Cameroun touchées par l’insurrection. Selon le suivi des incidents par l’Institut d’études de sécurité (ISS) et l’organisation non gouvernementale camerounaise Association Sembé, 16 incidents ont été enregistrés en moyenne chaque mois entre mars et mai 2021. La plupart de ces attaques visaient des civils.
Région de l’Extrême-Nord du Cameroun (cliquez sur le carte pour agrandir l'image)
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En juin, ce chiffre est tombé à deux attaques contre l’armée, sans aucun civil impliqué. L’une, revendiquée par l’EIAO, visait la base militaire de Sandawadjiri, dans le département de Mayo-Sava, dans la région de l’Extrême-Nord. L’autre attaque était une tentative des insurgés de pénétrer à Amchidé qui a été repoussée par l’armée camerounaise. On ne sait pas quelle faction a mené cet assaut.
Avant la mort de Shekau, la présence de l’EIAO au Cameroun se limitait aux communautés vivant autour du lac Tchad, dans le département de Logone-et-Chari. Le groupe JAS opérait principalement dans les départements de Mayo-Tsanaga et de Mayo-Sava, tous deux situés sur les contreforts des monts Mandara.
Ce récent changement de cibles pourrait s’expliquer de diverses manières. Les groupes d'autodéfense qui combattent Boko Haram pensent que l’EIAO a négocié avec les commandants locaux la prise de contrôle des zones anciennement dominées par le JAS. Ces commandants ont pu se laisser convaincre d’adopter l’approche de l’EIAO consistant à cibler les bases militaires et les troupes de la Force multinationale mixte (FMM) et non plus les civils.
Ceci est un élément bien connu de la doctrine de l’EIAO. Le groupe vise à établir un nouveau contrat social avec les communautés en se présentant comme une alternative à l’État. Il s’agit également d’une rupture avec l’utilisation excessive de la force par Shekau contre les populations civiles, y compris contre les musulmans.
Une tendance qui se dessine depuis la mort de Shekau est la diminution de la menace qui pèse sur les civils, en particulier sur les musulmans
Le nombre d’attaques a encore augmenté ce mois-ci, avec neuf incidents enregistrés à la date du 19 juillet. Huit d’entre elles visaient des militaires et auraient été menées par l’EIAO. Cinq attaques ont eu lieu dans les départements de Mayo-Sava et de Logone-et-Chari, et une dans le département de Mayo-Tsanaga. La seule attaque ayant visé des civils était une tentative d’enlèvement, qui a été déjouée par l’armée camerounaise.
L’efficacité de l’action de l’armée et des groupes d’autodéfense pourrait également expliquer la baisse du nombre d’attaques contre les civils. Ces forces de sécurité étatiques et non étatiques sont parvenues à éliminer plusieurs cellules et commandants de Boko Haram. En outre, le convoi de l’EIAO pourrait se révéler plus facile à surveiller que les combattants du JAS, qui passaient souvent inaperçus en vivant au sein des communautés.
L’EIAO utilise la propagande pour gonfler l’importance de ses victoires et de la menace qu’elle représente. Après l’attaque du camp de la FMM à Sandawadjiri en juin, l’EIAO a annoncé avoir tué 26 soldats. La FMM a réfuté cette affirmation, signalant n’avoir essuyé aucune perte mais un unique blessé. L’EIAO a également affirmé avoir saisi une grande quantité d’armes et de munitions, contredisant à nouveau l’affirmation de la FMM, selon laquelle seules deux mitrailleuses et quelques paquets de munitions avaient été subtilisés.
Après une attaque contre le camp militaire de Kerawa, à la frontière du Nigeria, l’EIAO a affirmé avoir tué trois soldats. Cependant, selon des sources locales, seul un soldat a été blessé. Le recours à la propagande pour exagérer les succès contre l’armée n’est pas rare chez les groupes extrémistes violents. Le JAS utilisait la même stratégie.
Avant même la crise de Boko Haram, les régions du Nord et de l’Extrême-Nord étaient les plus pauvres du Cameroun
Depuis la mort de Shekau, les attentats de l’EIAO dans l’Extrême-Nord du Cameroun se caractérisent par une réduction des attaques contre les civils, une intensification des attaques contre les forces militaires et des revendications de succès exagérées. Mais ce n’est qu’un début.
Selon certaines informations, l’EIAO met en place une structure de gouvernance sophistiquée dans le bassin du lac Tchad. Il semble également que l’un des nouveaux commandants du groupe sera chargé de couvrir les régions du Nord et de l’Extrême-Nord du Cameroun. Ces nominations sont récentes, et les détails de la stratégie de l’EIAO pour la région et ses conséquences sur le terrain demeurent flous.
Une tendance se dessine clairement, celle de la diminution de la menace pesant sur les civils, en particulier sur les musulmans. Permettre aux civils de poursuivre leurs activités de subsistance, puis imposer des taxes sur ces activités constitue l’un des piliers de la stratégie de l’État islamique.
Les entités étatiques, l’armée et les acteurs humanitaires courent un risque accru car ils sont en concurrence avec le programme de l’EIAO visant à « gagner les cœurs et les esprits » des communautés. L’absence de services publics dans le Nord et l’Extrême-Nord constitue un terrain fertile pour les projets de l’EIAO dans la région. Même avant la crise de Boko Haram, cette région était déjà la plus pauvre du Cameroun et la plus éloignée des centres économiques et politiques de Yaoundé et de Douala.
Il faut impérativement créer des forums locaux de médiation pour empêcher les responsables de l’EIAO d’assumer ce rôle
Au nombre de projets de développement inachevés dans ces régions, on compte l’électrification rurale, la construction et l’entretien d’écoles, de routes, de centres multimédias, d’hôpitaux et d’infrastructures pour d’autres équipements sociaux. Cela rend les communautés plus réceptives aux avances de l’EIAO.
Pour priver l’EIAO de ce terreau fertile, les gouvernements locaux et nationaux du Cameroun doivent améliorer la présence de l’État dans ces régions, en particulier dans le Nord et l’Extrême-Nord. La coopération entre le gouvernement et les communautés pourrait encourager les habitants à résister aux tentatives des extrémistes violents. Il est également nécessaire de mettre en place des forums locaux de médiation afin d’empêcher les responsables de l’EIAO d’assumer ce rôle.
Le risque accru pour les acteurs internationaux de l’humanitaire et du développement menace les efforts de stabilisation. Il pourrait se révéler utile d’accroître la participation d’acteurs locaux ayant de l’expérience en matière de soutien aux moyens de subsistance des communautés dans des environnements touchés par des conflits. Les médias doivent également se méfier des tactiques de propagande de l’EIAO et éviter d’amplifier ses récits exagérés. Les informations doivent être confirmées par de multiples sources, y compris par les forces de sécurité et par des témoins oculaires.
Bien que les attaques de l’EIAO ne ciblent pas nécessairement les communautés, cela peut changer si une communauté est soupçonnée de collaborer avec des agents de l’État. Le gouvernement camerounais doit agir rapidement pour empêcher l’EIAO de consolider son pouvoir et sa présence.
Agha-Nwi Fru, fondatrice de l’Association Sembé, Cameroun, et Teniola Tayo, chargée de recherche, Programme Bassin du lac Tchad, ISS Dakar
Cet article est financé par le PNUD et par le gouvernement des Pays-Bas.
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