Le trafic illicite de stupéfiants au Tchad contribue à l'insécurité régionale
La lutte contre la contrebande de tramadol et les autres réseaux de trafic nécessite une coopération transnationale.
Le 24 juillet, un tribunal tchadien a condamné 10 personnes, dont des hauts responsables de la sécurité et du renseignement, dans le cadre d'une affaire de trafic transnational de tramadol, un opiacé synthétique mais aussi un médicament anti-inflammatoire.
Si cette affaire n’est pas une première, son ampleur et l'implication de hauts fonctionnaires en font toutefois une affaire inédite. En janvier 2020, une cargaison de 246 cartons (environ 47 kg) de tramadol, d'une valeur de 12,3 milliards de francs CFA (environ 18,8 millions d'euros), en provenance d'Inde et à destination de la Libye via Douala, au Cameroun, a été saisie par la douane tchadienne.
Le Tchad est situé au sud de la Libye, à la limite orientale du Sahel et du lac Tchad, à l'ouest du Soudan et au nord de la République centrafricaine (RCA). Un conflit latent plane sur la RCA, Boko Haram sévit à l'ouest, des conflits communautaires s’intensifient à la frontière avec le Soudan, divers groupes armés opèrent dans la zone, et une situation tendue règne dans le sud de la Libye.
Cette insécurité complexe fait du Tchad un marché lucratif pour la contrebande. Outre le tramadol, d'autres trafics portent sur des armes, d'autres types de drogues (en particulier le haschisch), des véhicules volés et des êtres humains.
Même après l’inculpation des membres éminents du réseau, la lutte contre le trafic de drogue sera longue et ardue
Compte tenu des liens entre trafic et insécurité dans le pays et ses environs, le trafic doit être endigué pour empêcher les acteurs de la violence et de l'insécurité (groupes armés, coupeurs de routes, criminels de grand chemin et groupes extrémistes violents) au Tchad de créer des interdépendances déstabilisantes.
Une des principales voies d'entrée au Tchad, la route de Cotonou, étant désormais sous surveillance, les trafiquants ont été contraints de changer d'itinéraire et augmenter l'ampleur de leurs opérations. Le couloir du nord du Tchad vers la Libye connaît également d'autres types d'insécurité et d'activités illicites, notamment la criminalité organisée et le trafic illicite en tout genre, principalement de la part de groupes armés, et ce, malgré la présence des forces de sécurité. Ce couloir pourrait devenir un itinéraire alternatif pour le trafic à destination et en provenance du Tchad. Cette immense zone désertique bien connue des trafiquants est impossible à contrôler totalement.
Itinéraire du trafic illicite de tramadol (cliquez sur la carte pour agrandir l'image)
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En raison de sa proximité avec la Libye, le nord du Tchad subit de plein fouet les conséquences du conflit libyen depuis près d'une décennie. Le conflit en Libye en a fait un couloir pour divers types de trafics. De plus, cette région échappe souvent au contrôle effectif de l'État.
Avant même la guerre civile libyenne, le nord du Tchad avait fait l'objet d'une opposition entre le Tchad et la Libye (1978-1987). La découverte de gisements d'or dans cette région a accentué les dynamiques conflictuelles et l'insécurité, en attirant différents acteurs, notamment des groupes armés désireux de profiter de l'exploitation et du trafic illicite de cette ressource.
Dans d'autres contextes, les acteurs de l'insécurité et de la violence profitent d’activités illicites pour renforcer leurs bases logistiques, opérationnelles et financières et renforcer leur résilience aux réponses étatiques. En 2017, l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime a également alerté sur l'ampleur du trafic de tramadol dans le Sahel et son utilisation par des groupes armés non étatiques.
Le procès du tramadol a créé un précédent, mais il reste beaucoup à faire pour assainir le système
La lutte contre les trafics illicites au Tchad doit commencer au sein même de l'appareil d’État. Des documents judiciaires révèlent un vaste réseau de trafic transnational avec de fortes connexions tchadiennes et d'énormes sommes d'argent circulant entre les personnes impliquées. Ce réseau est parfois utilisé pour corrompre le système judiciaire et le secteur de la sécurité.
Si certains des membres importants du réseau ont été condamnés puis emprisonnés le 24 juillet, la lutte contre le trafic de drogue sera longue et ardue. L'implication de cadres supérieurs de l'armée et des services de renseignement constitue un obstacle majeur. L'enquête menée par l'Agence nationale de sécurité du Tchad (ANS), suite à l'affaire de trafic de tramadol a dévoilé l’implication de 11 personnes, dont deux généraux de l'armée et un colonel, des responsables de l'ANS, de la police et de la gendarmerie, ainsi que des commerçants et divers intermédiaires.
Dix des personnes arrêtées ont été condamnées à payer des amendes allant de 500 000 francs CFA (environ 750 euros) à 27 000 000 de francs CFA (environ 40 000 euros) et à des peines de cinq à dix ans de prison ferme et avec sursis. Ces amandes restent abordables pour les délinquants, étant donné que des montants astronomiques ont été mentionnés lors du procès. Certains des suspects dans l'affaire ont fui en Libye et vers d'autres destinations inconnues.
En juillet 2019, deux hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères du Tchad ont été arrêtés pour trafic illicite de tramadol en provenance d'Inde via Cotonou, au Bénin. Les autorités béninoises ont appréhendé le convoyeur avec la cargaison. Les hauts fonctionnaires tchadiens complices ont alors tenté de le faire libérer, sous prétexte que la cargaison était destinée à l'armée nationale tchadienne. Ces hauts fonctionnaires ont été jugés et emprisonnés au Tchad et le convoyeur au Bénin.
Le Tchad est souvent cité comme l'un des pays les plus corrompus d'Afrique
Les trafics illicites ont souvent comme corollaire la corruption des autorités administratives. En effet, les énormes sommes d'argent impliquées renforcent la méfiance à l'égard des hauts fonctionnaires du Tchad, classé parmi les pays les plus corrompus d'Afrique. Le procès du tramadol a créé un précédent, mais il reste beaucoup à faire pour assainir définitivement le système.
Il est important de poursuivre la restauration de l'intégrité des services de sécurité et de renseignement, notamment des agents usant de leur position pour organiser des trafics, et de renforcer la capacité du pouvoir judiciaire à traquer et juger les trafiquants.
L'Agence nationale d'investigation financière (ANIF) et le Groupe d'action contre le blanchiment d'argent en Afrique centrale (GABAC) devraient également être impliqués dans le suivi des mécanismes de blanchiment de l'argent provenant du trafic et de la vente illicites des stupéfiants au Tchad et au niveau régional. La confiscation des avoirs des personnes impliquées dans ce trafic pourrait être efficace à cet égard.
Enfin, afin d’endiguer ce trafic à la portée internationale, une coopération transnationale est primordiale. Celle-ci devra non seulement impliquer les pays voisins du Tchad (Cameroun, Libye, Niger, Nigeria, RCA et Soudan), mais aussi les pays qui servent de couloirs à ce trafic, notamment le Bénin. Une institution intergouvernementale telle qu'Interpol, mais aussi les mécanismes régionaux existants tels que l'ANIF et le GABAC, devraient être renforcés pour faciliter une telle coopération.
Remadji Hoinathy, Chercheur Principal, ISS Bureau Régional pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le Bassin du lac Tchad
Cet article a été réalisé grâce au soutien du gouvernement des Pays Bas et du Fonds de résolution des conflits du Royaume-Uni.
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