Le droit international poursuit Kayishema jusqu’en Afrique du Sud
Le présumé génocidaire Fulgence Kayishema devrait être jugé par un tribunal rwandais. Mais bénéficiera-t-il d’un procès équitable ?
Après 29 ans de poursuite, le présumé génocidaire rwandais Fulgence Kayishema a été arrêté en Afrique du Sud le 24 mai. Le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux des Nations unies (le Mécanisme) le recherchait depuis longtemps en Afrique du Sud.
Les autorités sud-africaines ont contrarié le procureur du Mécanisme, Serge Brammertz, en ignorant son appel en 2018, à procéder sans délai à l’arrestation de Kayishema au Cap. Profitant des longues tergiversations concernant ses droits en tant que réfugié, celui-ci a échappé à la police venue l’arrêter à son domicile en 2019. Finalement, sous la pression de Brammertz, une équipe spéciale interministérielle sud-africaine a collaboré avec le Mécanisme pour le retrouver.
À l’instar de beaucoup d’autres génocidaires, Kayishema était probablement en fuite depuis juillet 1994, quand le Front patriotique rwandais est entré dans Kigali pour mettre un terme au génocide. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) l’a inculpé pour génocide et crimes contre l’humanité en 2001.
Le tribunal a allégué qu’en tant qu’officier de police de niveau intermédiaire, il a planifié et participé à l’assassinat de plus de 2 000 Tutsis réfugiés dans l’église catholique de Nyange. Après avoir tenté en vain d’incendier l’édifice, les assaillants se sont procuré un bulldozer avec l’aide de Kayishema et ont démoli l’église, tuant ainsi toutes les personnes qui s’y trouvaient.
Selon HRW, les tribunaux rwandais sont trop politisés et les témoins de la défense pas suffisamment protégés
Kayishema a été inculpé de 54 infractions de moindre importance par les procureurs sud-africains, notamment de fraude et d’infraction à la législation sur l’immigration et les réfugiés. L’État affirme qu’il est entré en Afrique du Sud en 2000 et a demandé le statut de réfugié sous une fausse identité en 2004. On ne sait pas encore si Kayishema sera jugé d’abord pour ces délits. Son avocat Juan Smuts a déclaré que le procès pourrait se dérouler aux Pays-Bas ou en Tanzanie (deux centres du Mécanisme) ou au Rwanda.
Ottilia Anna Maunganidze, juriste spécialisée en droit pénal international et responsable des Projets spéciaux à l’Institut d’études de sécurité, estime que Kayishema devrait d’abord être déféré à Arusha, en Tanzanie, puis à Kigali, conformément à la décision du TPIR qui stipule que le Rwanda est compétent pour le poursuivre. Le Mécanisme, qui a repris les affaires restées en suspens à la fermeture du TPIR, a confirmé cette décision en 2014. Maunganidze a affirmé que, conformément au Statut du TPIR, ce transfert ne constituait pas une extradition d’un point de vue juridique.
Après l’arrestation de Kayishema, Brammertz a déclaré au New Times, un journal rwandais, qu’il s’attendait à ce que l’accusé soit transféré du Cap à Arusha d’ici quelques semaines, puis au Rwanda.
Pourquoi le Rwanda ? Il y a deux ans, Brammertz avait déclaré à ISS Today qu’à sa fermeture en 2015 le TPIR avait désigné trois cerveaux présumés du génocide devant faire l’objet de poursuites internationales : Félicien Kabuga, Augustin Bizimana et Protais Mpiranya. Le TPIR avait alors décidé que les fugitifs de rang inférieur – dont Kayishema – seraient quant à eux jugés au Rwanda.
Des rescapés du génocide souhaitent voir Kayishema jugé au Rwanda, selon Ibuka qui les représente
Mais Kayishema pourra-t-il y bénéficier d’un procès équitable ? En 2008, Human Rights Watch (HRW) a déposé un mémoire d’amicus curiae auprès du TPIR, indiquant qu’il devrait être jugé par le TPIR lui-même, et non par le Rwanda. Selon HRW, les tribunaux rwandais étaient trop politisés pour rendre un verdict indépendant et l’on ne pouvait garantir la protection des témoins de la défense.
Ces derniers pourraient notamment tomber sous le coup de l’interdiction notoire d’ « idéologie du génocide » ou de négationnisme du génocide. Selon HRW, la loi de 2003 réprimant le génocide interdit « toute négation du génocide, toute minimisation grossière du génocide, toute tentative de justifier ou d’approuver le génocide et toute destruction de preuves du génocide ».
L’interdiction de la négation du génocide est si vague, selon HRW, que les autorités rwandaises ont pu l’utiliser comme un instrument indifférencié pour réprimer brutalement l’opposition politique. Le non respect de la présomption d’innocence au Rwanda et le placement à l’isolement de détenus en attente de leur procès et de condamnés à perpétuité ont également été évoqués.
Depuis l’arrestation de Kayishema, HRW semble avoir légèrement modéré sa forte opposition à un procès rwandais. Tout en soulignant les graves lacunes du système judiciaire rwandais, Lewis Mudge, directeur de HRW pour l’Afrique centrale, n’a pas insisté sur une impossibilité d’entreprendre les poursuites au Rwanda. Il a conclu en indiquant que « le Mécanisme est responsable de garantir que Kayishema bénéficie d’un procès équitable afin que les droits fondamentaux qu’il aurait violés soient respectés ». Brammertz a déclaré qu’il collaborerait avec le Rwanda sur cette affaire et que le Mécanisme pourrait suivre les procédures.
Quels que soient les doutes sur la qualité de la justice au Rwanda, la quantité semble primer
Maunganidze estime que si les préoccupations de HRW concernant les répercussions sur les témoins qui auraient nié le génocide sont fondées, le Rwanda a récemment démontré qu’il pouvait accorder un procès équitable à des personnes soupçonnées de négationnisme du génocide. Elle ajoute qu’il est également difficile de remettre en cause la décision du Mécanisme, qui s’est prononcé sur la capacité du Rwanda à poursuivre les auteurs du génocide.
Selon Naphtal Ahishakiye, Secrétaire exécutif d’Ibuka, qui représente les survivants, certains rescapés du génocide souhaitent également que Kayishema soit jugé au Rwanda. Il a déclaré à Africanews : « Nous voulons qu’il soit jugé ici, à Kigali, pour que les victimes et les rescapés puissent suivre le procès. On a peur que ces gens meurent sans que justice n’ait été rendue, donc nous devons agir rapidement. »
Des poursuites préalables contre Kayishema par l’Afrique du Sud pour des infractions commises en matière d’immigration et de statut de réfugié pourraient cependant retarder le jugement. Les autorités pourraient même insister pour qu’il purge sa peine de prison en Afrique du Sud, s’il est reconnu coupable, avant de l’envoyer au Rwanda. Le ministre sud-africain de la Justice estime peut-être, comme HRW, que Kayishema ne bénéficierait pas d’un procès équitable au Rwanda et pourrait donc refuser de le livrer aux autorités rwandaises.
Mais selon Maunganidze, cela est peu probable. L’Afrique du Sud – par respect pour les Nations unies et parce que les accusations portées contre Kayishema au Rwanda sont beaucoup plus graves – le transférera probablement assez rapidement à Arusha, puis au Rwanda.
Une considération pragmatique doit aussi être prise en compte. Cette semaine, Brammertz a déclaré au Conseil de sécurité des Nations unies qu’au Rwanda, « plus d’un millier de fugitifs doivent être poursuivis » par les tribunaux nationaux. Quelles que soient les préoccupations concernant la qualité de la justice rwandaise, c’est la quantité de justice qui semble primer.
Peter Fabricius, consultant, ISS Pretoria
Image : © Rodger Bosch/AFP
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