L’accord douteux de Tshisekedi avec Gertler
Pourquoi le président de la RDC cache-t-il les détails de l’accord qui doit permettre de récupérer les actifs du magnat controversé de l’industrie minière ?
De nombreux indices sur les intentions réelles de l’énigmatique président Félix Tshisekedi pourraient être dissimulés dans l’accord secret que son gouvernement a signé le 24 février 2022 avec Dan Gertler, le célèbre magnat israélien de l’exploitation minière.
Gertler était le plus proche compagnon d’affaires de l’ancien président de la République démocratique du Congo (RDC), Joseph Kabila. Le protocole d’accord entre Tshisekedi et Gertler doit permettre à la RDC de « récupérer les actifs miniers et pétroliers contestés » de la société Ventura appartenant à Gertler, pour une valeur de plus de 2 milliards de dollars US, ont déclaré les autorités congolaises.
« Il s’agit d’une première historique pour le pays, qui récupère ainsi des actifs dont la vente avait été remise en cause. L’État congolais va donc revaloriser ces actifs au profit exclusif de la population », a indiqué sur Twitter la Présidence de la RDC.
Mais le fait que les détails de cet accord n’aient pas été publiés jusqu’à présent soulève de nombreuses questions quant à son bien-fondé. La plateforme congolaise de surveillance anticorruption Le Congo n’est pas à vendre (CNPAV) est l’une des nombreuses voix de la société civile à exiger que l’accord complet soit rendu public. Cela permettrait d’apaiser les craintes que Tshisekedi n’ait pas simplement enclenché « un nouveau cycle de corruption ».
Gertler continue à percevoir des redevances minières de plus de 200 000 dollars US par jour
Le CNPAV affirme que Gertler possède encore plusieurs actifs stratégiques, notamment les blocs pétroliers 1 et 2 du lac Albert et des permis aurifères près de Kibali. La plateforme CNPAV estime que le public a besoin d’avoir l’assurance que ces actifs seront récupérés dans leur intégralité ; d’autres suggèrent que leur valeur présumée doit être vérifiée.
Le CNPAV souligne également que Gertler continue à percevoir des redevances « colossales » de plus de 200 000 dollars US par jour de la part de trois sociétés minières (KCC, Mutanda et Metalkol) dans le secteur du cuivre et du cobalt. Les déclarations du gouvernement indiquent que seule une partie des redevances de KCC sera récupérée, ce qui signifie que Gertler continuera à toucher d’énormes commissions de la part de Mutanda et Metalkol. Elles laissent également entendre que Gertler cédera certains actifs en échange de l’abandon par l’État des poursuites engagées contre lui.
Bref, l’accord semble favoriser Gertler plutôt que la RDC. Comme l’a publié l’ancien envoyé spécial des États-Unis pour les Grands Lacs, J. Peter Pham, sur son compte Twitter, « le Congo devrait recouvrer ses ressources, mais ne devrait pas [...] verser un centime à Gertler [...] La victime d’un crime ne devrait pas avoir à payer [...] pour récupérer ce qui lui appartenait en premier lieu ».
M. Pham reste activement engagé en RDC et rencontre régulièrement de hauts responsables, dont M. Tshisekedi, lors de ses visites à Kinshasa. « Il convient de rappeler que M. Gertler reste sous le coup de sanctions de la part des États-Unis et que tout accord financier ou commercial passé avec lui, qui violerait les restrictions de l’OFAC imposées par le Trésor Américain, ne saurait servir notre partenariat privilégié avec la RDC », a déclaré M. Pham.
Si les motifs de Gertler sont faciles à comprendre dans cet accord, ceux de Tshisekedi le sont beaucoup moins
Il s’agit-là d’un rappel fort utile des sanctions financières imposées par le Trésor américain à l'encontre de Gertler en décembre 2017 et en juin 2018, en vertu de la loi Magnitsky. Dans sa décision, le Trésor affirmait que le magnat avait « accumulé des centaines de millions de dollars US dans le cadre de transactions minières et pétrolières opaques et entachées de corruption en République démocratique du Congo ».
Le Trésor américain avait alors souligné que Gertler avait profité de son amitié avec Kabila pour servir d’intermédiaire dans la vente d’actifs miniers en RDC. Le pays aurait ainsi perdu plus de 1,36 milliard de dollars US de revenus en raison de la sous-évaluation des actifs vendus à des sociétés extraterritoriales liées à Gertler.
Des sources diplomatiques pensent que Gertler a signé l’entente du 24 février 2022 en raison d'un autre accord que le géant des matières premières Glencore est sur le point de conclure avec les États-Unis, concernant des accusations de corruption liées à ses activités en RDC. Glencore aurait provisionné environ 1,5 milliard de dollars US pour ce règlement.
Les sociétés KCC et Mutanda sont exploitées par Glencore, qui verse une grande partie des redevances que Gertler continue de percevoir. Ces mêmes sources diplomatiques ont confié à ISS Today que l’entente entre Gertler et Glencore au sujet de Mutanda serait dans le viseur de l’enquête américaine sur les faits de corruption imputés à Glencore.
Tshisekedi perpétue en toute discrétion la spirale de corruption dans laquelle est plongée la RDC
Ces sources suggèrent que Gertler a peut-être cherché à conclure l’accord avec la RDC afin de prévenir ou de réduire d’éventuelles poursuites judiciaires américaines. Elles notent que les plaintes déposées jusqu’à présent contre lui au titre de la loi Magnitsky n’étaient que civiles. Or, les accusations dans l’affaire Glencore pourraient être de nature pénale.
Si les motifs de Gertler en signant l’accord du 24 février sont faciles à comprendre, ceux de Tshisekedi le sont beaucoup moins. S’agissait-il simplement pour lui de mettre la main sur une partie du butin de Gertler — peut-être dans l'optique du financement en 2023 d'une campagne de réélection qui s’annonce difficile — comme certains commentateurs politiques l’ont insinué ? Pourtant, les répercussions importantes de cet accord sur le plan national ont nui à sa réputation et pourraient justement compromettre ses chances de réélection.
En outre, l’accord a suscité la colère de Washington. Le sous-secrétaire du Trésor américain chargé du terrorisme et du renseignement financier, Brian Nelson, s’est rendu à Kinshasa le mois dernier pour exprimer le mécontentement du gouvernement américain face à un accord qui fragilise ses sanctions adoptées contre Gertler au titre de la loi Magnitsky. L’administration Biden a réactivé les sanctions contre Gertler, après un sursis accordé par l’administration Trump dans les derniers jours de son mandat.
L’interprétation la plus indulgente par Washington de cette affaire est que Tshisekedi ne s’est pas suffisamment intéressé aux détails de l’accord ou n’en a pas anticipé les implications sur ses relations avec les États-Unis. Ces relations sont pourtant importantes puisque Washington l’a aidé dans son bras de fer avec Kabila qui l’a mené au pouvoir. De ce point de vue, il est possible de penser que l’accord a été conçu par les lieutenants de Tshisekedi dans leur propre intérêt et que le président l’a approuvé sans l’examiner en détail. En conséquence, les sources de ISS Today insinuent que l’accord ne pourra pas être appliqué.
L’interprétation la moins indulgente, qui est celle privilégiée par le CNPAV, est que Tshisekedi perpétue en toute discrétion la spirale de corruption dans laquelle est plongée la RDC. S'il a promis d’éradiquer ce fléau, il n’a entrepris aucune action en ce sens, juridique ou non, notamment en ce qui concerne les nombreuses révélations entourant Kabila et ses acolytes, mises au jour en novembre 2021 dans le cadre de l’affaire Congo Hold-up. Cette inaction laisse supposer l’existence d’un arrangement secret avec son prédécesseur, du même type que celui conclu avec Gertler.
Si le temps ne manquera pas de faire son œuvre, il serait toutefois bon pour les Congolais que Tshisekedi publie le protocole d’accord conclu avec Gertler, afin de leur donner quelques indications sur sa position en matière de corruption.
Peter Fabricius, consultant, ISS Pretoria
Les droits exclusifs de re-publication des articles ISS Today ont été accordés au Daily Maverick en Afrique du Sud et au Premium Times au Nigeria. Les médias basés en dehors de l'Afrique du Sud et du Nigeria qui souhaitent republier des articles et pour toute demande concernant notre politique de publication, veuillez nous envoyer un e-mail.
Image : ©Présidence RDC/Twitter
Partenaires de développement
L’ISS exprime sa reconnaissance aux membres suivants du Forum de Partenariat de l’ISS : la Fondation Hanns Seidel, Open Society Foundation, l’Union européenne et les gouvernements du Danemark, de l’Irlande, de la Norvège, des Pays-Bas et de la Suède.