La Tunisie sur une pente encore plus glissante
Professeur de droit constitutionnel, le président Kaïs Saïed semble désormais irrémédiablement hors-jeu sur le plan constitutionnel.
Pendant un certain temps, les optimistes ont espéré que le président Kaïs Saïed n’avait pas abandonné le projet démocratique tunisien, tumultueux mais exaltant, et ce, même après qu’il eut suspendu le Parlement et licencié le Premier ministre l’année dernière, en invoquant un « état d’exception » qui lui permettait de gouverner par décret.
Cet espoir semble désormais anéanti après que Saïed a remplacé ce mois-ci la commission électorale indépendante par un organe dont il a lui-même nommé tous les membres. Cette décision semble destinée à garantir que le corps électoral entérine les résultats du référendum qui aura lieu le 25 juillet. Celui-ci portera sur des changements constitutionnels radicaux qui créeront une sorte de démocratie de base. La nouvelle constitution devrait entrer en vigueur à l’issue des élections prévues en décembre.
L’abandon par Saïed de l’observation indépendante des élections a provoqué à Tunis, la capitale, de grandes manifestations publiques pour réclamer la démocratie. Beaucoup se sont également plaints que « Saïed avait conduit le pays à la famine ». Il s’agit là de signes inquiétants qui montrent que les turbulences politiques persistent, détériorant davantage une économie déjà affectée, par notamment la flambée des prix des denrées alimentaires en raison de la guerre de la Russie en Ukraine.
C’est en Tunisie que s’était déclenché le Printemps arabe à la fin de l’année 2010 et, jusqu’à récemment, le pays était largement considéré comme la seule réussite de cette vague de révolutions. Mais la série d’actions antidémocratiques entreprises par Saïed pourrait enterrer ce trophée irrémédiablement – même si d’aucuns espèrent encore que le référendum pourrait sauver la situation.
Saïed a dissous l’organe chargé de recruter et de renvoyer les juges, pour s’en arroger de fait les pouvoirs
Depuis le 25 juillet 2021, le président n’a cessé d’avancer sur la voie de l’autoritarisme, monopolisant de plus en plus le pouvoir. Il a proclamé le décret régissant l’état d’urgence le 22 septembre et a nommé de facto son nouveau Premier ministre. Le 12 février, Saïed a dissous le Conseil supérieur de la magistrature, qui était responsable du recrutement et du renvoi des juges, et s’en est approprié les pouvoirs. Il a dissous le Parlement le 30 mars.
Les libertés publiques restent en grande partie intactes, bien que certains politiques et fonctionnaires – notamment ceux appartenant au principal parti islamiste, Ennahdha – aient été arbitrairement détenus. Ces actions contre les islamistes semblent avoir renforcé le soutien populaire de Saïed dans un pays en proie à une forte polarisation. L’International Crisis Group a récemment écrit que, d’après les sondages, le président était encore soutenu par 70 à 80 % de la population.
Cela rappelle que c’est dans un contexte où la corruption, les conflits, les turbulences et la violence entre les différentes factions politiques sont endémiques que Saïed a pris le pouvoir, presque seul, le 25 juillet de l’année dernière. Sa démarche a bénéficié du soutien de nombreux citoyens ordinaires, notamment des anti-islamistes et de ceux qui pensaient avec eux que le caractère corrompu et intéressé de la classe politique conduisait la Tunisie à la ruine.
Ce type d’accusation contre des politiques a souvent servi de prétexte à des dirigeants autoritaires pour intervenir et prendre le pouvoir par un coup d’État. Celui-ci peut se faire de manière évidente et impudente, comme dans le cas d’un putsch militaire. Mais l’opposition tunisienne et certains analystes qualifient également de coup d’État le transfert unilatéral, plus implicite, des pouvoirs démocratiques à Saïed par lui-même.
Le président semble avoir recours à la Constitution pour la démanteler, en s’octroyant de plus en plus de pouvoirs
Matt Herbert, expert principal à l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Sahel de l’Initiative mondiale contre le crime transnational organisé, s’était montré prudemment optimiste après cette manœuvre de Saïed l’année dernière, et pensait que le président resterait dans les limites imposées par la Constitution. Mais Herbert n’a plus cet espoir aujourd’hui.
Il note que la décision de Saïed de créer sa propre « chambre d’enregistrement » pour entériner les élections met à mal la perception de légitimité de la nouvelle Constitution que le référendum est censé valider. Plus largement, Herbert note que « l’argument selon lequel il suit toujours une voie constitutionnelle semble aujourd’hui totalement improbable ».
Saïed insiste sur le fait qu’il agit toujours dans le respect de la Constitution puisqu’il a invoqué les dispositions régissant les pouvoirs d’urgence qui lui permettent de gouverner par décret dans certaines circonstances. Mais, même si c’est le cas, il semble utiliser la Constitution pour la démanteler, en s’octroyant de plus en plus de pouvoirs, et à un moment sensible.
« Saïed progresse vers ce nouveau référendum et tente de créer de nouveaux pouvoirs et de nouvelles structures politiques en Tunisie, mais cela se passe dans un contexte qui se détériore rapidement », déclare Herbert. Et Saïed n’a rien fait pour remédier aux terribles problèmes économiques et sociaux qui prévalaient avant le 25 juillet de l’année dernière, notamment le niveau élevé des prix des denrées alimentaires, du chômage et de la corruption. « Au contraire, la situation s’est aggravée », dit-il, en notant que les produits de base comme le pain sont de moins en moins disponibles.
La pénurie de céréales menace gravement la Tunisie, même en dehors des actions de Saïed
En raison de la forte dépendance de la Tunisie à l’égard des importations de céréales, les pénuries causées par la guerre en Ukraine menacent gravement le pays, même en dehors des actions de Saïed. Si l’on tient compte, en outre, des manœuvres du président, alors la menace de troubles sociaux, économiques et politiques au cours de l’été est élevée.
S’agit-il d’un adieu définitif au Printemps arabe, alors que la Tunisie était le seul pays à en maintenir la flamme, même vacillante ? Herbert pense que non, car il estime que le Printemps arabe doit être considéré comme un processus et non comme un moment déterminé. Mais si le pays chef de file est gravement menacé, on voit difficilement où trouver un nouvel espoir.
Peter Fabricius, consultant ISS
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