La rébellion de Prigojine jette le doute sur l’avenir de Wagner en Afrique
L’étonnante marche sur Moscou lancée par le patron du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, mettra-t-elle en péril l’influence acquise par la société militaire sur le continent ?
La rébellion aussi brève qu’impudente déclenchée le week-end surpassé en Russie par le patron du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, et l’accord qu’il a conclu avec le président russe Vladimir Poutine pour y mettre un terme, auront manifestement d’importantes répercussions sur les activités du groupe en Afrique. Il est toutefois difficile d’anticiper quelles seront ces implications.
Dans un premier temps, l’accord a été salué de manière quasi unanime parce qu’il semblait impliquer la dissolution du groupe Wagner et donc la fin de ses activités néfastes dans de nombreux pays africains, tels que la République centrafricaine (RCA) et le Mali. Les dirigeants autocratiques de ces deux pays en particulier comptaient sans aucun doute parmi les observateurs les plus inquiets, la survie de leur régime dépendant fortement de Wagner. Cependant, même certains des analystes les plus objectifs qui soient ont exprimé leur inquiétude face à la possibilité qu’un retrait de Wagner de l’Afrique crée un dangereux vide sécuritaire.
Mais lundi, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, a déclaré au média RT que le groupe Wagner poursuivrait ses opérations au Mali et en République centrafricaine. Les agents de Wagner « y travaillent en tant qu’instructeurs. Ce travail... se poursuivra », a indiqué M. Lavrov. Il a ajouté que l’Europe, et en particulier la France, avait « abandonné » les deux pays africains, qui avaient par la suite demandé à la Russie et au groupe Wagner de leur fournir des instructeurs militaires et « d’assurer la sécurité de leurs dirigeants ».
Par ailleurs, Poutine a annoncé, à la surprise générale, que l’État russe avait intégralement financé le groupe Wagner à hauteur de près d’un milliard de dollars US par an.
Néanmoins, le sens de ces annonces est difficile à appréhender. Le groupe Wagner poursuivra-t-il ses activités sous la direction de Prigojine, malgré son exil en Biélorussie ? Les effectifs du groupe présents dans différents pays resteront-ils déployés, désormais en tant que soldats russes ? Formeront-ils des entreprises distinctes dans chacun des pays où ils se trouvent ? Ou encore, Moscou pourrait-elle établir un partenariat avec une autre société, comme suggéré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov ?
À la surprise générale, Poutine a déclaré avoir financé Wagner à près d’un milliard de dollars US par an
Peter Pham, membre éminent de l’Atlantic Council et ancien envoyé spécial des États-Unis au Sahel et dans les Grands Lacs, affirme cependant que « le plus important n’est pas ce que Lavrov ou tout autre responsable russe dit, mais ce qu’ils sont réellement capables de faire pour mettre leurs intentions à exécution ».
« Si Wagner a pu déployer ses troupes et, dans une certaine mesure, les rendre opérationnelles, c’est parce que Prigojine a pu dépenser des sommes considérables pour engager et équiper du personnel plus ou moins qualifié. Il reste à voir si le gouvernement russe dispose toujours de ces mêmes moyens financiers ou s’il est prêt à les dépenser pour intervenir dans des conflits loin de son territoire ».
Pham souligne également que : « Prigojine avait accès à des fonds illimités grâce à un réseau d’exploitation des ressources et d’autres types de racket qui s’étend à toute l’Afrique et au-delà. Le gouvernement russe est-il capable de conserver ce réseau ? Si oui, cela aurait-il la même utilité pour Moscou, qui ne pourrait plus nier le couvert offert par le groupe Wagner ? »
Les déclarations de Poutine et Lavrov laissent clairement entendre que Wagner, probablement sous un nouveau nom et une nouvelle direction, reste un acteur clé de la politique étrangère de Poutine, en tant que mandataire permettant à Moscou d’étendre son influence en Afrique. Son rôle a été particulièrement notable en République centrafricaine, au Mali et au Burkina Faso, où il a pratiquement évincé les forces et l’influence françaises, soutenant des juntes militaires ou d’autres gouvernements non démocratiques en rupture avec Paris et contrant ainsi l’influence occidentale.
Le groupe Wagner a également été un acteur clé dans la politique étrangère anti-occidentale de Poutine en soutenant Mohamed Hamdan “Hemedti” Dagalo, chef des redoutables Forces de soutien rapide au Soudan, en soutenant les efforts de déstabilisation de Khalifa Haftar en Lybie.
Poutine a ainsi reconnu la responsabilité de l’État russe dans toutes les actions de Wagner
Le groupe Wagner, par le biais de ses multiples entités, a également interféré dans les processus électoraux à Madagascar et au Zimbabwe.
Par coïncidence, l’organisation non gouvernementale américaine The Sentry a publié récemment un rapport accusant Wagner de s’être “emparé” de l’État en République centrafricaine pour soutenir le régime fragile du président Faustin-Archange Touadéra et pour exploiter d’importantes ressources minérales.
Selon le rapport, comme ailleurs en Afrique, il s’agissait d’un échange de bons procédés : Wagner fournissait des effectifs militaires tandis que Touadéra lui donnait carte blanche pour s’emparer de l’or, des diamants et des autres minerais de son choix. De manière alarmante, le rapport mentionne que Wagner a commis de vastes atrocités, massacrant sans discernement hommes, femmes et enfants issus des groupes ethniques bastions de l’opposition politique, et éliminant les mineurs artisanaux afin de prendre le contrôle des mines.
Ces atrocités sont considérées comme l’une des principales raisons pour lesquelles Moscou a longtemps tenu à se distancier de Wagner, certes en l’utilisant comme intermédiaire pour défendre les intérêts de la Russie, mais avec une certaine dénégation puisque le personnel du groupe n’était pas officiellement rémunéré par le gouvernement.
Cependant, les récentes déclarations de Poutine et de Lavrov ont confirmé que les troupes de Wagner étaient bel et bien rétribuées par Moscou, en plus des bénéfices liés aux concessions de ressources naturelles.
L’Occident pourrait profiter d’un éventuel vide sécuritaire provoqué par la rupture entre Poutine et Wagner en Afrique
Malgré les remarques de M. Lavrov, Irina Filatova, spécialiste de la Russie et professeur émérite à l’université du KwaZulu-Natal, pense que Poutine n’a pas encore finalisé sa politique à l’égard de la rébellion de Wagner. Sa teneur dépendra en grande partie des décisions des employés de Wagner déployés dans différents pays. Elle explique que leur choix pourrait porter sur la formation de sociétés distinctes ou la fidélité à Prigojine dans le cadre d’un groupe Wagner unifié.
Quoi qu’il en soit, il semble que Prigojine ne compte plus parmi les alliés de Poutine. Oleksiy Melnyk, codirecteur des relations extérieures et de la sécurité internationale au Centre Razumkov de Kiev, pense que Poutine procédera à une restructuration de Wagner, peut-être en lui donnant un autre nom et un autre chef. “Mais Poutine ne retirera certainement pas les employés de Wagner d’Afrique », affirme-t-il. Il prédit que Poutine écartera Prigojine, mais pas immédiatement, car ce dernier jouit encore d’un soutien considérable.
Jakkie Cilliers, président de l’Institut d’études de sécurité, affirme que si Wagner a certainement aidé la Russie de Poutine à étendre son influence en Afrique au détriment des gouvernements occidentaux, cette influence a coûté très cher à la réputation de Moscou. Les preuves des violations des droits humains perpétrées par Wagner s’accumulent. Selon Cilliers, dans le climat actuel de rivalité entre la Russie et les pays occidentaux en Afrique, concurrence exacerbée par la guerre en Ukraine, la rébellion de Prigojine offre à Poutine une occasion en or de se refaire une réputation en mettant fin à Wagner de manière définitive. Pour Cilliers, Poutine va probablement saisir cette opportunité.
Julia Stanyard, analyste principale pour l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée, explique que l’affrontement entre Poutine et Prigojine pose un dilemme de positionnement aux pays africains qui ont passé un contrat avec Wagner.
Jusqu’à récemment, Wagner était en phase avec la politique diplomatique de la Russie en Afrique, alors même que Prigojine contestait la stratégie du commandement militaire russe en Ukraine ». Selon Stanyard, qui a récemment corédigé un rapport sur l’étendue des activités de Wagner en Afrique, « ces pays n’ont jamais été dans la position de devoir choisir leur collaboration avec Wagner et leurs relations globales avec la Russie ».
Cependant, elle pense que les déclarations de Lavrov ont pu atténuer le dilemme des gouvernements africains en laissant entendre que « Poutine souhaite conserver l’influence que Wagner a acquise en Afrique et maintenir les relations avec les gouvernements africains ».
En révélant que Wagner était entièrement financé par l’État russe, Poutine a rompu avec le déni qui caractérisait jusqu’à présent les relations entre Moscou et Wagner. Il a ainsi reconnu la responsabilité de l’État russe dans toutes les actions de Wagner, y compris les atrocités perpétrées.
Si la rupture entre Poutine et Wagner provoque un vide sécuritaire en Afrique, l’Occident pourrait en profiter. “Les responsables politiques des États-Unis et de leurs alliés disposent d’une occasion unique de présenter à ces pays une alternative plus stable en matière d’assistance’, déclare Catrina Doxsee, du Center for Strategic and International Studies, ‘et, ce faisant, de contrer la présence grandissante de Moscou sur le continent’.
Peter Fabricius, consultant, ISS
Image : © Chaîne Telegram Wagner's Orchestra/Commons
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