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La Realpolitik peut-elle relancer la coopération régionale en Afrique de l’Ouest?

La rupture entre l’AES et la CEDEAO suscite une coopération pragmatique, fondée sur des intérêts stratégiques.

Le 29 janvier 2025 marque le retrait effectif du Burkina Faso, du Mali et du Niger de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). L’organisation avait fixé une période de six mois pour en définir les modalités et envisager un cadre d’engagement futur entre les deux organisations.

Cependant, près de quatre mois plus tard, les négociations n’ont toujours pas commencé. Lors de son discours à la première session ordinaire du Parlement de la CEDEAO du 20 mai 2025, le président de la Commission, Omar Alieu Touray, a annoncé qu’il se rendrait prochainement au Mali pour discuter du déroulement des négociations concernant le plan de contingence adopté en avril, lors de la session extraordinaire du Conseil des ministres des affaires étrangères.

La CEDEAO avait jusque-là été accaparée par deux autres échéances majeures : les célébrations de son 50e anniversaire et, dans une moindre mesure, le sommet spécial pour l’avenir de l’intégration régionale, prévu fin 2025. 

Plus fondamentalement, l’organisation régionale espérait encore que le Burkina Faso, le Mali et le Niger – regroupés au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES) – reviendraient sur leur décision. En marge du conseil des ministres d’avril à Accra, le Ghana avait lancé une nouvelle initiative de médiation pour réintégrer les trois États.

Pour l’instant, un retour paraît improbable. Au-delà des erreurs de la CEDEAO dans la gestion des coups d’État, l’antagonisme avec l’organisation régionale est un pilier du discours de légitimation interne des régimes militaires sahéliens.

Inversement, la CEDEAO ne peut les réintégrer sans renier ses principes de démocratie et de gouvernance. Les juntes refusent tout compromis sur la durée des transitions, le principal acquis politique de leur retrait « avec effet immédiat ». Le Burkina Faso et le Niger ont récemment engagé des transitions de cinq ans. Le Mali semble suivre cette voie, en dépit des risques politiques internes.

Les États de l’AES ne devraient pas réintégrer la CEDEAO à court terme, mais l’économie reste un intérêt commun

Concernant l’avenir des relations, l’intégration économique est un acquis que les deux organisations veulent préserver. À court terme, la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux demeurera entre les États de l’AES et le Bénin, le Togo, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et la Guinée Bissau. Ces huit pays sont membres de l’UEMOA qui garantit les mêmes principes.

Les négociations porteront donc sur les sept autres États membres de la CEDEAO : le Cap Vert, la Gambie, le Ghana, la Guinée, le Libéria, le Nigeria et la Sierra Léone. Les droits de douane de 0,5% adoptés par l’AES, avec exemption pour les États de l’UEMOA, apparaissent comme un levier de négociation, vis-à-vis du Nigéria et, dans une moindre mesure, du Ghana, en raison de leur poids commercial.

Par ailleurs, le retrait a entraîné des défis administratifs et financiers. En février, la CEDEAO avait décidé du départ en septembre des 135 employés originaires des pays de l’AES. Elle envisage désormais une séparation progressive pour pallier la pénurie de personnel.

D’autres questions restent en suspens, comme les contributions financières statutaires des États sortants et les coûts de mise en oeuvre des projets de la CEDEAO entre l’annonce de leur retrait en janvier 2024 et son effectivité en janvier 2025. Selon les règlements de la CEDEAO, les engagements financiers devraient être maintenus durant cette période.

La scission complique également le financement et le remboursement de nombreux projets d’infrastructures transfrontaliers reliant les zones de la CEDEAO et de l’AES. Sont concernés en particulier les corridors régionaux financés par des bailleurs, dont la Banque d’investissement et de développement de la CEDEAO. Cela pourrait donner lieu à des négociations complexes et prolongées.

Cependant, l’évolution du paysage régional pourrait faciliter les discussions. Parmi les pays membres de la CEDEAO, le front de l‘intransigeance s’est fracturé. Le nouveau président du Sénégal, Bassirou Diomaye Faye, a adopté une approche pragmatique envers les pays de l’AES.

La fermeté autrefois affichée de la CEDEAO envers l’AES s’est visiblement assouplie

Le Nigeria a modéré sa position vis-à-vis du Niger et a dépêché son ministre des Affaires étrangères à Niamey en avril. Le président béninois, Patrice Talon, a reconnu des erreurs dans la gestion du coup d’État nigérien, tandis qu’Alassane Ouattara de Côte d’Ivoire, qui semble envisager un quatrième mandat, a modéré sa position.

En Guinée-Bissau, le président Umaro Sissoco Embaló a expulsé une mission conjointe CEDEAO-Nations unies chargée de favoriser un consensus politique avant les élections de novembre 2025. La position de la CEDEAO sur les questions de gouvernance s’en est retrouvée davantage affaiblie.

Le tournant décisif a eu lieu au Ghana, où John Dramani Mahama a été élu en décembre 2024. Il a rapidement réaffirmé l’engagement de son pays auprès des États de l’AES, redéfinissant la diplomatie régionale du Ghana.

Ces évolutions politiques réduisent la capacité de la CEDEAO à parler d’une seule voix. Lors de sa session d’avril, son Conseil des ministres a insisté sur la nécessité « d’adopter une approche collective pour les négociations en tant que bloc régional ». Sur ce point, l’AES semble mieux préparée. En janvier, ses membres ont harmonisé leurs positions sur le processus de retrait et adopté une stratégie de négociation commune.

Cette nouvelle configuration régionale rééquilibre ainsi le rapport de forces politique, et élargit la fenêtre de dialogue et de compromis. Néanmoins, la perspective d’un cadre global CEDEAO-AES qui couvrirait les domaines économique et sécuritaire reste pour l’instant peu probable.

En cas d’impasse, voire d’échec des négociations, la dynamique politique enclenchée pourrait néanmoins aboutir à un nouveau modus vivendi régional ancré dans la réalpolitique.

La coopération bilatérale ad hoc est une réponse réaliste aux urgences sécuritaires entre voisins

Mahama a qualifié l’AES de « réalité irréversible » lors de sa tournée diplomatique de janvier dans le Sahel. Il a nommé un ancien officier militaire spécialisé dans la lutte contre le terrorisme comme envoyé spécial auprès de l’AES, démontrant l’intérêt du Ghana pour une coopération sécuritaire renforcée.

Cette reconnaissance politique permet aussi de positionner le port ghanéen de Tema dans la compétition face à celui de Lomé pour desservir les pays de l’AES. De même, la proposition togolaise de rejoindre l’AES apparaît comme une façon de se distinguer auprès des États sahéliens, tout en dissuadant la CEDEAO de regarder de trop près les développements politiques à Lomé.

Le même réalisme a également sous-tendu la visite récente du ministre nigérian des Affaires étrangères à Niamey, prélude à une normalisation des relations avec le Niger, et plus largement, l’AES. Les enjeux stratégiques, commerciaux et sécuritaires permanents entre les deux pays l’avaient rendue inévitable.

En février, le Sénégal et le Mali ont lancé des patrouilles conjointes de lutte contre le terrorisme dans la région de Kayes, après la visite du ministre sénégalais de la Défense à Bamako. En mai, le Togo a participé à des exercices militaires conjoints avec les membres de l’AES et le Tchad.

En l’absence d’un accord de coopération institutionnelle sur le plan sécuritaire, ce modèle d’entente bilatérale ad hoc entre États voisins apparaît comme une réponse pragmatique aux besoins urgents de sécurité transfrontalière.

La Côte d’Ivoire s’est dite prête à collaborer avec le Burkina Faso dans les zones frontalières. De même, le Bénin a attribué les attaques qu’il a subies en janvier et en mai à un manque de coopération avec ses voisins sahéliens, signalant en creux sa volonté de collaborer. Dans les deux cas, une médiation diplomatique sera nécessaire. Fort de sa nouvelle position auprès des États de l’AES, le Ghana pourrait porter cette initiative.

Peu exposé politiquement, le Conseil de l’Entente, qui regroupe le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Niger, le Togo (et le Mali en tant qu’observateur), pourrait également servir de cadre informel de coopération sur les questions de sécurité.

En juillet, le Nigeria cédera la présidence tournante de la CEDEAO. Le Ghana et le Sénégal, aux positions plus modérées, apparaissent comme de bons candidats pour conduire l’organisation pendant les négociations et, à terme, porter l’impulsion politique nécessaire à des réformes de fond.

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