La mission de sécurité dirigée par le Kenya en Haïti sera-t-elle remplacée ?
À peine lancée, cette mission inédite risque d’être remplacée par une opération classique de l’ONU faute de financements.
Publié le 25 septembre 2024 dans
ISS Today
Par
Meressa K Dessu
chercheur principal et coordonnateur de la formation, Formation pour la paix, ISS Addis-Abeba
En octobre 2023, le Conseil de sécurité des Nations unies a autorisé une Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) en Haïti, à la suite d’une demande d’assistance émanant du gouvernement du pays et de représentants de la société civile. Dirigée par le Kenya, cette mission d’une durée prévue de 12 mois a pour objectif d’aider la police haïtienne à rétablir l’ordre public dans un contexte d’aggravation des conflits civils et de la violence des gangs qui sévit dans le pays depuis 2018.
Ce pays insulaire des Caraïbes a connu une augmentation spectaculaire des cas d’homicide, d’enlèvement et de violence sexuelle tout au long de l’année 2023. Entre janvier et mai de cette année, la violence des gangs a coûté la vie à environ 3 000 personnes et fait plus d’un demi-million de sans-abri. La destruction généralisée de biens et les déplacements de population ont affaibli la gouvernance et la sécurité publique. Selon une estimation, 80 % de la capitale Port-au-Prince est sous le contrôle des gangs et la violence s’est étendue à d’autres régions du pays.
Le Kenya a déployé 400 des 1000 policiers promis en juin et juillet de cette année. Le président William Ruto a déclaré que les 600 policiers restants suivent une formation et rejoindront bientôt le contingent. Le contingent kenyan représente 40 % des 2 500 éléments censés arriver également des Bahamas, du Bangladesh, de la Barbade, du Belize, du Bénin, du Tchad et de la Jamaïque. Cette dernière a récemment envoyé 20 soldats et quatre policiers sur les 200 qu’elle s’était engagée à mobiliser.
Cependant, au milieu de ces déploiements, les États-Unis et l’Équateur ont proposé de remplacer la mission dirigée par le Kenya par une traditionnelle opération de maintien de la paix onusienne. Cette proposition fait suite à la visite du secrétaire d’État américain Antony Blinken en Haïti le 4 septembre. Bien que les États-Unis continuent de soutenir la mission en place, leur proposition est inopportune. Elle pourrait avoir un impact négatif sur les performances de la mission et saper le moral des troupes déjà déployées en Haïti, les plongeant dans l’incertitude pendant la transition.
Haïti a besoin d’une intervention multinationale davantage axée sur la police que sur la force militaire
La MMAS est unique dans l’histoire des forces internationales de maintien de la paix, qui sont en général composées principalement de soldats et déployées pour aider à gérer et à résoudre des conflits armés. Les problèmes persistants de gouvernance et l’escalade de la violence des gangs en Haïti nécessitent une forme d’intervention multinationale qui comble le déficit sécuritaire en s’appuyant davantage sur la police que sur la force militaire.
Des policiers kenyans issus de diverses unités spécialisées ont suivi une formation rigoureuse sur les opérations antigangs, la police de proximité et la lutte contre le trafic illicite. La formation s’est alignée sur les normes des Nations unies et a exigé du Kenya un investissement substantiel en temps et en ressources pour planifier et coordonner le déploiement.
La mission a été accueillie en Haïti avec un mélange d’espoir et de cynisme. Entre 2004 et 2017, l’opération de maintien de la paix des Nations unies dans le pays a été entachée par des allégations d’agressions sexuelles et par l’introduction du choléra, qui a tué près de 10 000 personnes. Conséquence, les perceptions et les attentes à l’égard de la police kenyane sont mitigées.
Depuis l’arrivée du premier contingent dans le pays, les frustrations des Haïtiens se sont accrues en raison de la lente progression perçue dans la lutte contre le gangstérisme. Le premier déploiement a eu lieu huit mois après que le Conseil de sécurité des Nations unies a donné au Kenya son approbation pour diriger la mission, un retard dû principalement à l’insuffisance des ressources financières et logistiques requises pour cette entreprise complexe.
À ce jour, seuls 85 des 600 millions de dollars de contributions volontaires prévues ont été annoncés
Bien que la mission ait enregistré quelques progrès, des défis internes et externes ont rendu difficile la préparation de cette opération internationale de grande envergure.
En interne, l’expérience de la police kenyane en matière de maintien de la paix en contexte international, comme en Somalie, en Bosnie, au Soudan du Sud et au Timor oriental, se limitait jusqu’ici au déploiement de policiers individuels. La mission en Haïti est son premier déploiement d’unités de police cohésives, ce qui nécessite une formation et une préparation spécialisées.
Outre les obstacles logistiques et administratifs liés à la mobilisation et à la formation de la police, le Kenya a dû faire face à des obstacles juridiques et politiques. Une procédure judiciaire contestant la légalité du déploiement pour des raisons constitutionnelles et procédurales a entraîné des retards. Des protestations publiques à la mi-2024 sur des questions intérieures et des menaces à la sécurité ont intensifié le débat sur la question de savoir si les ressources allouées à la mission en Haïti pouvaient être mieux utilisées pour répondre aux besoins propres du Kenya.
Des facteurs externes ont également retardé les déploiements. De nombreuses dispositions logistiques et financières sont encore en suspens, et les préparatifs en Haïti pour accueillir les policiers restants n’ont pas encore été achevés, ont indiqué des sources à ISS Today. La lenteur dans la construction des casernes, par exemple, retarde le déploiement des 600 policiers kenyans restants. Et les difficultés de communication avec la communauté francophone d’Haïti n’arrangent pas les choses.
Avant de remplacer la mission kenyane, le Conseil de sécurité devrait examiner ses échecs en Haïti
Pour toutes ces raisons, la mission est sur le point de clôturer sa première année sans présence effective ni réalisations, ce qui explique peut-être en partie la proposition des États-Unis et de l’Équateur de la remplacer. Le Conseil de sécurité des Nations unies devrait se prononcer sur son avenir début octobre. Des sources anonymes estiment qu’elle pourrait être prolongée jusqu’au 30 juin 2025, puis transformée en mission de maintien de la paix sous drapeau onusien entre juillet et septembre de la même année.
Le financement est sans aucun doute l’élément moteur de la proposition. La mission nécessitait 600 millions de dollars par an de contributions volontaires des États. Cependant, seulement 85 millions ont été promis à ce jour, principalement par les États-Unis et le Canada. M. Blinken a déclaré qu’une force de maintien de la paix des Nations unies était une option pour résoudre les problèmes de financement de la mission dirigée par le Kenya, qui découlent de sa dépendance à l’égard des contributions volontaires.
Un autre facteur à l’origine de la proposition américano-équatorienne pourrait être le décalage entre les attentes des Haïtiens et les activités de la police kenyane sur le terrain. Avec seulement 400 policiers déployés dans le pays, il n’est pas surprenant que les attentes du public pour une résolution rapide de la crise de la violence des gangs n’aient pas été satisfaites.
La réussite de la mission dépendra de la capacité du Kenya à s’adapter aux conditions d’Haïti et à se coordonner avec les acteurs internationaux et locaux, en particulier sur les questions de financement et de déploiement de personnel supplémentaire. Mais la proposition faite en faveur de son remplacement rendra la tâche difficile.
Avant de trancher, le Conseil de sécurité des Nations unies devrait réfléchir à l’échec de ses précédentes opérations de maintien de la paix en Haïti. Au lieu de remplacer la mission menée par le Kenya, l’ONU devrait renforcer cette initiative importante en comblant les déficits de financement à l’aide de ses fonds spéciaux.
Elle devrait également demander le déploiement urgent de l’ensemble des 2 500 policiers. Il est essentiel de doter la mission de toutes ses capacités pour regagner la confiance des populations locales et répondre à leurs besoins immédiats.
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