La lutte contre le terrorisme est-elle devenue une activité rentable au Nigeria ?

Éradiquer la corruption dans le secteur de la sécurité permettra au pays de faire face à la menace terroriste croissante.

Malgré des dépenses massives du Gouvernement nigérian ces dix dernières années, les opérations de lutte contre le terrorisme menées par les forces de sécurité ont connu un succès mitigé et le pays demeure parmi les États les plus touchés par le terrorisme, selon le Global Terrorism Index. Le problème provient-il de lacunes politiques, stratégiques et tactiques, ou de la corruption des responsables des forces de sécurité ?

Les victimes des groupes terroristes au Nigeria depuis 2003 sont estimées à plus de 30 000 morts et 2,4 millions de personnes déplacées. Ces groupes comprennent Boko Haram, qui opère dans la région du bassin du lac Tchad, l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO) et Ansaru, également appelé Al-Qaïda dans les « Terres au-delà du Sahel ».

En décembre 2019, l’EIAO a décapité 11 otages chrétiens en guise de représailles contre l’assassinat du chef de l’État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, par les forces américaines. En janvier de cette année, le groupe a tué le président de la section de l’État d’Adamawa de l’Association chrétienne du Nigeria, Lawan Andimi. Il a également kidnappé trois professeurs d’université à Yola, dans l’est du Nigeria, et a mené plusieurs attentats coordonnés dans l’État de Borno.

Le Gouvernement nigérian a alloué plus de 6 700 milliards de nairas (soit plus de 17 milliards de dollars) au secteur de la sécurité entre 2010 et 2017, afin de renforcer sa capacité à mener des opérations de lutte contre le terrorisme. Ce montant vient s’ajouter à d’autres allocations extrabudgétaires telles que l’emprunt d’un milliard de dollars, lancé par le gouvernement en 2013, pour financer les opérations de lutte contre le terrorisme, et l’approbation du budget de 21 millions de dollars destiné à la Force multinationale mixte (FMM) de la Commission du bassin du lac Tchad en juin 2015.

Le secret qui entoure les dépenses militaires pour la lutte contre le terrorisme favorise les détournements

Malgré une augmentation des fonds destinés au secteur de la sécurité, les opérations de lutte contre le terrorisme menées par l’armée nigériane en collaboration avec des agences multilatérales, telles que la FMM, ont connu un succès mitigé. Pendant un temps, l’armée a réussi à repousser les groupes terroristes hors des grandes villes, comme l’a montré la baisse de la fréquence des attentats dans les centres urbains entre fin 2015 et début 2018.

Cependant, les groupes terroristes ont établi leurs bases opérationnelles dans des zones rurales et reculées fortement peuplées, d’où ils ont lancé un déluge d’attaques contre des villages, des contingents militaires et des infrastructures publiques essentielles mal protégés. Après avoir essuyé une « défaite technique » infligée par les militaires dans trois circonscriptions locales de l’État de Borno, une résurgence de l'extrémisme violent a permis aux groupes de prendre le contrôle de ces régions.

Pourquoi les opérations de lutte contre le terrorisme menées par le Nigeria échouent-elles donc ? D’aucuns pensent que cet échec est dû à l’imprécision stratégique et tactique causée par de faibles renseignements et une rivalité entre les agences de sécurité impliquées dans ces opérations. Certains faits portent toutefois à croire que la corruption dans ces opérations est également à blâmer.

Il semblerait que les « profiteurs de conflits » au sein de la hiérarchie des haut-gradés militaires et des ministères, départements et agences du secteur de la sécurité utilisent les fonds destinés aux opérations de lutte contre le terrorisme à des fins d’enrichissement personnel. En raison de leur caractère sensible, les dépenses militaires ne font généralement pas l’objet d’audits. Le secret qui les entoure favorise ainsi les détournements.

Si l’on n’arrête pas les « profiteurs de conflits », le terrorisme se perpétuera au Nigeria et dans le bassin du lac Tchad

En 2015, il y a eu des enquêtes sur le détournement présumé de 2,1 milliards de dollars destinés à l’achat d’armes par le cabinet du Conseiller à la sécurité nationale, et de 3,9 milliards de nairas (soit 10 millions de dollars) par le cabinet du Chef d’état-major de la défense.

En 2017, 43 millions de dollars en liquide destinés à des opérations secrètes de l’Agence nationale de renseignement ont été découverts dans un immeuble privé à Lagos. Et en 2018, des enquêtes ont été menées sur la disparition d’un milliard de dollars, après que cette somme a été attribuée à l’armée nigériane pour l’achat d’armes, sur le compte d’excédent de pétrole brut.

Les « profiteurs de conflits » du secteur de la sécurité opéreraient également par le biais d’attributions de marchés publics fictifs et d’activités illégales ne relevant pas du cadre militaire, telles que l’extorsion et la collusion avec des insurgés qui profitent de la pêche illégale dans la région du lac Tchad.

En dépossédant les forces de sécurité de leurs moyens, ces activités compromettent l’efficacité militaire. Par exemple, parce que les responsables militaires n’ont pas besoin d’autorisation pour les approvisionnements, et parfois même parce que les achats ne sont pas effectués, les soldats peuvent manquer d’armes et de capacités logistiques, ce qui complique les opérations de lutte contre le terrorisme.

La corruption a sapé l’efficacité de l’action des forces de sécurité en dépossédant l’armée de ses moyens

Malgré les énormes dotations financières destinées à l’achat d’armes et de matériel logistique, certaines sources militaires attribuent la mort de 83 soldats dans une embuscade de Boko Haram en 2016 à des pénuries d’équipement, à la mauvaise qualité des armes et du matériel logistique fournis, et au fait que les contingents combattants, parfois impayés, étaient démoralisés. Plus de 118 soldats, dont un commandant de bataillon, sont morts lors d’une attaque similaire contre le 157e bataillon de la Force à Metele, dans l’État de Borno, en 2018.

Cet échec des opérations de lutte contre le terrorisme pourrait expliquer la résurgence des attentats terroristes dans le nord-est du Nigeria, en particulier dans l’État de Borno. Et malgré des allocations financières importantes pour ces efforts, la menace terroriste au Nigeria reste très élevée.

Il convient toutefois de se poser les bonnes questions. Les fonds destinés à la lutte contre le terrorisme sont-ils utilisés à bon escient ? Les opérations elles-mêmes sont-elles efficaces ? Tant que le Gouvernement nigérian ne mettra pas fin aux activités des « profiteurs de conflits », l’extrémisme violent restera sans doute une menace majeure pour la sécurité au Nigeria et dans la région du bassin du lac Tchad.

Pour y parvenir, l’État doit renforcer les cadres juridiques et institutionnels pour lutter contre la corruption dans le secteur de la sécurité, en particulier dans les opérations de lutte contre le terrorisme. Il doit également enquêter et poursuivre en justice ceux qui ont profité de leur position dans la campagne antiterroriste pour s’enrichir.

Plus fondamentalement, il faudra peut-être procéder à un changement stratégique dans l’état-major de l’armée, ainsi qu’à une remise en question de la militarisation excessive des opérations de lutte contre le terrorisme dans le nord-est du pays.

Maurice Ogbonnaya, chercheur principal consultant, ISS Pretoria

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