La Libye une fois de plus dans l'impasse
La Libye est de nouveau dans une impasse, paralysée par les gouvernements rivaux de Tripoli et de Tobrouk.
« La Libye a deux premiers ministres. Encore une fois. Un jour sans fin », a récemment publié sur Twitter Anas El Gomati, directeur du groupe de réflexion libyen Sadeq Institute. Une fois de plus, le pays en proie à des troubles chroniques s’est doté de deux gouvernements rivaux : un à l'ouest, basé dans la capitale Tripoli, et l’autre à l'est, à Tobrouk.
C'est comme si l’année 2021 avait tout simplement été supprimée du calendrier. L'année dernière, un gouvernement de transition intérimaire consensuel, représentant l'est et l'ouest, avait été formé, avec la promesse d'élections présidentielles et parlementaires en décembre. Mais les rivaux n'ont pas pu se mettre d'accord sur les scrutins, et la Libye est entrée dans un état d’incertitude bipolaire bien connu.
En mars 2022, la Chambre des représentants de Tobrouk a nommé l'ancien ministre de l'Intérieur, Fathi Bashagha, au poste de Premier ministre en remplacement d'Abdelhamid Dabaiba, basé à Tripoli. La Chambre a déclaré que le mandat de Dabaiba en tant que dirigeant intérimaire avait expiré en décembre, au moment où des élections étaient prévues. Or, Dabaiba a refusé de se retirer, affirmant qu'il ne quitterait son poste que si une administration était élue.
Le 17 mai, lorsque Bashagha est entré dans Tripoli pour y installer son gouvernement, des groupes armés fidèles à Dabaiba ont ouvert le feu, faisant une victime. Bashagha a essayé de nouveau début juin, avec le même résultat. Il campe désormais dans la ville voisine de Syrte, prêt à faire une improbable entrée triomphale à Tripoli.
La guerre en Ukraine complique les chances des acteurs internationaux de participer aux négociations
Pendant ce temps, il ne se passe pas grand-chose qui permettrait de sortir de l'impasse. La représentante spéciale par intérim des Nations unies pour la Libye, Stephanie Williams, anime des pourparlers au Caire, apparemment décousus et sans progrès visible.
Abdelkader Abderrahmane, chercheur principal à l'Institut d'études de sécurité (ISS), est pessimiste quant aux perspectives de résolution de la crise. En partie parce que l’attention de la communauté internationale est focalisée sur l'Ukraine et ne s’implique pas suffisamment en Libye.
Silvia Colombo, chercheuse principale au Collège de défense de l'OTAN à Rome, est du même avis. « Le plus inquiétant est que le cadre institutionnel, la feuille de route qui avait été négociée avec tant de peine, tant de retard et de nombreux efforts par les représentants du Forum de dialogue politique libyen, a été complètement abandonnée. Et il n'y a pas de voie claire aujourd'hui quant à la façon de gérer la situation à court terme et à long terme. »
Elle ne blâme pas un camp plus que l'autre pour avoir ramené la Libye dans cette ancienne impasse. Bashagha affirme que la Chambre des représentants l'a choisi comme Premier ministre et que Dabaiba devrait céder le pouvoir après avoir échoué à organiser les élections du 24 décembre. Mais, selon Colombo, la Chambre ne peut prendre une telle décision, parce qu’elle est partiale et corrompue et qu’elle ne dispose d'aucun mandat populaire. En outre, note-t-elle, le leader de la Chambre a fait tout ce qu’il pouvait pour faire échouer les élections et empêcher Dabaiba de consolider son pouvoir.
Les élites politiques ont trouvé le moyen de vivre de cette impasse, or les élections pourraient y mettre fin
Khalifa Haftar, chef militaire appartenant au camp de Tobrouk – dont beaucoup diraient qu'il en est le véritable leader – a fermé la plupart des champs de pétrole et de gaz et des terminaux d'exportation à la mi-avril afin d’affaiblir Dabaiba en lui refusant l'accès aux revenus issus du pétrole.
Tout cela rend la vie intolérable pour les Libyens ordinaires. Mais Colombo note que l'impasse actuelle convient à davantage de gens qu'on ne le pense – une large élite. Bien que les récentes escarmouches à Tripoli aient troublé la paix, il n'y a pas eu de retour à la guerre totale comme cela était le cas avant 2021. Les acteurs régionaux et internationaux engagés dans la guerre avant le cessez-le-feu, et le dialogue politique libyen qui a conduit à l'avancée de 2021, ne semblent pas non plus avoir intérêt à reprendre les hostilités.
« Et ce n'est qu'une vieille histoire, un scénario auquel ont recours de nombreux acteurs du pays pour gagner du temps », dit Colombo. « En outre, la communauté internationale, à l'exception de Williams, ne prête pas suffisamment attention à la Libye. » Et ce, pour une raison évidente. Mais aussi parce que certains pays européens, notamment la France, avaient beaucoup investi pour pousser la Libye à tenir des élections.
La guerre en Ukraine complique également les chances d'amener tous les acteurs internationaux en Libye à tracer une nouvelle voie. La Russie reste impliquée – elle soutient toujours le camp de Tobrouk, principalement par l’intermédiaire de son mandataire, la société militaire privée Wagner. Elle devrait être présente à la table de négociation, quelle qu’elle soit, mais les puissances occidentales s'y opposeraient probablement aujourd'hui.
Un nouveau dialogue nécessite un mandat différent axé sur la mise en place d'institutions démocratiques
Colombo note que les alliances entre l’extérieur et l’intérieur ont également évolué. Par exemple, les Émirats arabes unis et l'Égypte, qui soutenaient fermement Tobrouk et Haftar contre Tripoli, sont beaucoup moins enthousiastes aujourd'hui parce que Bashagha a joué un rôle clé pour empêcher Haftar de s'emparer de la capitale en 2020. Mais ces changements ne font pas avancer la paix. De toute façon, elle estime que les acteurs extérieurs sont périphériques car ce sont les Libyens qui doivent résoudre cette impasse.
Tobrouk et de Tripoli sont divisés quant à la marche à suivre. Tobrouk souhaite voir un nouveau gouvernement sous la direction de Bashagha et le report des élections pendant que les deux parties rédigent une nouvelle constitution. Tripoli souhaite que Dabaiba reste à la tête du gouvernement pendant la tenue des élections parlementaires et la formation d'un nouveau gouvernement. La question d'un éventuel président pourrait faire l’objet d’une décision par la suite.
Selon l'International Crisis Group, le camp de Tobrouk craint que le fait d’organiser d’abord des élections législatives ne porte les islamistes au pouvoir, qui pourraient alors ne jamais autoriser d’élection présidentielle. L'International Crisis Group estime que le nouvel accord de partage du pouvoir et la feuille de route électorale méritent d'être pris en considération, pour autant qu'ils soient correctement négociés et largement approuvés.
Mais Colombo pense que les élites politiques ont trouvé les moyens de vivre de cette impasse, et que les élections pourraient y mettre fin. C'est ce qui, selon elle, empêche les pourparlers de Williams au Caire de progresser. Bien que l'impasse ne soit pas durable, elle pourrait être l'occasion de « changer complètement le cadre », ajoute Colombo. Se précipiter vers de nouvelles élections n'est pas la solution, car, même si elles avaient eu lieu, les élections du 24 décembre n'auraient pas résolu le problème de la Libye.
« Ce qui fait défaut, c'est toute une infrastructure d'institutions fonctionnant selon des règles communes », y compris des règles électorales que tous respecteraient. Les politiciens rivaux n’ont pas mis en place cette infrastructure « parce que cela aurait impliqué de mettre un frein à leurs propres intérêts partisans ».
Elle pense que si la communauté internationale pouvait se recentrer sur la Libye et si les élites locales étaient impliquées, tout le monde devrait revenir à la situation qui prévalait au moment des pourparlers de Berlin de 2020-2021 et repartir de zéro. Ces discussions avaient permis de négocier le cessez-le-feu d'octobre 2020 et de lancer le Forum de dialogue politique libyen. Mais un nouveau dialogue nécessiterait un mandat différent et plus profond, axé sur la mise en place d’institutions démocratiques.
Peter Fabricius, Consultant, ISS Pretoria
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