La justice namibienne mise à l’épreuve dans l’affaire Fishrot
Les révélations au sujet de la corruption qui gangrène le secteur de la pêche ont ébranlé le parti au pouvoir, qui parvient toutefois à se maintenir.
À certains égards, les événements survenus récemment en Namibie nous rappellent ce qu’a connu l’Afrique du Sud. En 1990, le Sud-Ouest africain, comme on l’appelait alors, s’est affranchi du gouvernement d’apartheid du Parti national sud-africain et la SWAPO (Organisation du peuple du Sud-Ouest africain) a pris le pouvoir.
Ce changement préfigurait l’émancipation de la majorité sud-africaine de ce même gouvernement en 1994, qui a porté au pouvoir l’allié du mouvement de libération de la SWAPO, le Congrès national africain (ANC).
Aujourd’hui, le plus grand procès pour corruption de l’histoire de la Namibie est sur le point de s’ouvrir dans le cadre de l’affaire Fishrot (« poisson pourri »). On recherchera inévitablement d’éventuels précédents de l’autre côté de la frontière, en Afrique du Sud, où la captation de l’État n’est pas une nouveauté. Dans les deux cas, les accusations concernent des personnalités très haut placées.
Les « gros poissons » en auront-ils pour leur compte ? Passeront-ils entre les mailles du filet ? Ces affaires de corruption feront-elles vaciller les deux partis au pouvoir ?
Le scandale Fishrot a éclaté juste avant les élections générales du 27 novembre 2019 en Namibie
Dix anciens politiciens, hommes d’affaires et avocats sont accusés de corruption et d’avoir détourné des millions de dollars dans le secteur de la pêche en Namibie. FISHCOR, l’entreprise publique de pêche namibienne, aurait transféré des quotas de pêche d’entreprises privées namibiennes à d’autres entreprises locales pour satisfaire les intérêts de politiciens.
Ces entreprises locales étaient affiliées à la plus importante société de pêche islandaise, Samherji, qui aurait versé quelque 10 millions de dollars US de pots-de-vin aux dirigeants de la SWAPO pour obtenir un accès prioritaire aux riches réserves halieutiques de la Namibie. Selon des journalistes d’investigation, Samherji aurait également contourné la fiscalité namibienne en enregistrant ses opérations dans des paradis fiscaux tels que Maurice et Chypre.
Ainsi, tout le monde a eu sa part du gâteau dans l’affaire Fishrot. Sauf la population namibienne.
Bernhardt Esau, ancien ministre de la Pêche, Sakeus Shanghala, ancien ministre de la Justice, James Hatuikulipi, ancien président du conseil d’administration de FISHCOR, Mike Nghipunya, ancien PDG de FISHCOR, ainsi que cinq autres hauts fonctionnaires ou dirigeants d’entreprise seront jugés après que l’audience de libération sous caution aura été rendue. Un dixième suspect, l’avocat Marén de Klerk, a été inculpé, mais a fui en Afrique du Sud d’où la Namibie tâche de l’extrader. Les accusés nient toute culpabilité.
C’est grâce au dépôt sur WikiLeaks de plus de 30 000 documents, dont des courriels internes, par Johannes Stefansson un ancien salarié de Samherji devenu lanceur d’alerte, que ce coup de filet a pu être réalisé.
Cette vaste affaire de corruption fera-t-elle vaciller le parti au pouvoir ?
En 2019, Al-Jazeera a mené une enquête dans laquelle ses journalistes se sont fait passer pour des investisseurs chinois cherchant à obtenir des quotas de pêche. Bernhardt Esau a été filmé alors qu’il demandait aux faux investisseurs de faire un don de 200 000 dollars US à la SWAPO.
Peu après que l’affaire a été rendue publique, Bernhardt Esau et Sakeus Shanghala ont démissionné du gouvernement et James Hatuikulipi de la présidence de FISHCOR. Thorsteinn Mar Baldvinsson, le PDG de Samherji, s’est retiré en Islande dans l’attente d’une enquête indépendante.
Le scandale Fishrot a éclaté juste avant les élections générales namibiennes du 27 novembre 2019. Que ce jour ait été précisément choisi pour arrêter le dernier inculpé a été dénoncé comme une manipulation destinée à nuire au parti au pouvoir — ce qui fut le cas. Comme l’a expliqué Ronelle Rademeyer, la rédactrice en chef de Republikein, à ISS Today, le président HageGeingob est passé d’une majorité écrasante de 87 % lors des élections de 2014 au score de 56 % en 2019. C’est la plus faible majorité obtenue par un président depuis l’indépendance du pays.
Les répercussions pour la SWAPO à l’Assemblée nationale ont été moins importantes. Elle a obtenu 65,45 % des voix, soit 14 % de moins que lors des élections précédentes, perdant malgré tout pour la première fois la majorité des deux tiers. Ronelle Rademeyer ajoute que les scores de la SWAPO ont également régressé lors des élections locales de 2020. « Le scandale Fishrot a bel et bien fait perdre des voix à la SWAPO. Il faut toutefois prendre en compte un certain nombre d’autres facteurs, comme le non-respect des promesses d’éradiquer la pauvreté, de créer des emplois, de construire des maisons, etc. »
En Afrique du Sud, l’ANC a également subi des revers lors des élections générales de 2019 et des scrutins locaux de 2016 et 2021, après les révélations sur la corruption et la captation de l’État pendant la présidence de Jacob Zuma. Le pays attend maintenant de voir si les conclusions de la commission Zondo donneront lieu à des poursuites contre des responsables politiques, des hauts fonctionnaires et des dirigeants de grandes entreprises.
La Namibie ne montre aucune velléité de restructuration de son secteur de la pêche susceptible d’éviter un nouveau scandale
En Namibie, on ignore encore jusqu’où s’élèvent les ramifications de l’affaire Fishrot dans la hiérarchie politique et si le président Geingob lui-même est concerné.
Selon le journal d’investigation The Namibian et le Projet de rapport sur le crime organisé et la corruption (OCCRP) de décembre 2016, Sakeus Shanghala, alors procureur général, et James Hatuikulipi, président de FISHCOR, auraient ourdi d’autres machinations à Waterfront au Cap, avec la complicité d’Adriaan Louw, homme d’affaires namibien et propriétaire de la société African Selection Fishing.
Selon le dossier, ces hommes (qui ont tous nié avoir commis des actes répréhensibles) auraient créé plusieurs sociétés contrôlées par la SWAPO qui auraient reçu près de 4,5 millions de dollars US prélevés sur un contrat de pêche de 637 millions de dollars US entre FISHCOR et African Selection Fishing. Hage Geingob aurait employé une partie de cet argent pour acheter des voix avant le congrès électif de la SWAPO de 2017.
« La personne choisie était pratiquement assurée de remporter l’élection », indique le rapport de l’OCCRP et de The Namibian. « Mais la Namibie étant alors en proie à une sécheresse dévastatrice et à une crise économique qui a fait exploser le chômage des jeunes, le président élu en 2014 était confronté à une forte opposition dans les rangs de son propre parti. »
Cette dernière péripétie de la saga Fishrot n’est pas avoir d’écho en Afrique du Sud. Les Sud-Africains n’ont pas oublié les allégations d’achat de votes soulevées à l’occasion de la conférence élective de l’ANC de 2017, qui resurgiront sans doute lors de la conférence de décembre.
Dans les deux pays, la véritable lutte pour le pouvoir s’est jusque-là toujours déroulée au sein du parti au pouvoir.
Les dernières révélations feront-elles tomber Geingob ? Gwen Lister, fondatrice et ancienne rédactrice en chef de The Namibian, pense que non. « Certes, Fishrot a entamé la base de la SWAPO, confie-t-elle à ISS Today. Pourtant, Geingob demeurera intouchable jusqu’à la fin de son deuxième mandat présidentiel. »
Le secteur de la pêche connaîtra-t-il des changements ? Dans le podcast Free Speak du Namibia Media Trust, le journaliste d’investigation islandais Helgi Seljan a qualifié l’affaire Fishrot de « cas classique de pillage des caisses de l’État ». D’après lui, Samherji n’a versé que la moitié des recettes de la pêche à l’État, le reste étant allé à des « requins » véreux, les masses devant se contenter des miettes du festin.
Gwen Lister a fait remarquer que l’industrie de la pêche namibienne avait été restructurée à l’indépendance du pays afin que ses recettes profitent à la population, en particulier aux pauvres, ce qui fut le cas jusqu’à ce que des escrocs fassent main basse sur le secteur. Helgi Seljan note qu’en Islande, le gouvernement a rapidement réformé le secteur de la pêche après le scandale Fishrot, de manière à le protéger de toute nouvelle corruption.
La Namibie ne montrant aucune velléité de restructuration, on peut penser que, comme l’a suggéré Shinovene Immanuel, journaliste d’investigation pour The Namibian, l’histoire risque fort de se répéter. Un autre précédent pour l’Afrique du Sud peut-être, l’ANC continuant de placer ses cadres dans les entreprises publiques au cœur de la captation de l’État.
Peter Fabricius, consultant, ISS Pretoria
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