La CEDEAO demeure essentielle au processus de stabilisation en Gambie
Les désaccords sur le dernier projet de constitution, qui renforce l’exécutif et prolonge les mandats, nécessitent une intervention régionale.
Publié le 25 février 2025 dans
ISS Today
Par
Aïssatou Kanté
chercheuse, bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
Sampson Kwarkye
chef de projet, États Littoraux d'Afrique de l'Ouest, bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
Il y a huit ans, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) a contribué à mettre fin à plus de deux décennies de régime autoritaire de l’ancien président Yahya Jammeh, ouvrant ainsi la voie à une transition démocratique du pays. Aujourd'hui encore, le soutien actif de la CEDEAO reste essentiel à la stabilité à long terme de la Gambie.
En décembre 2016, le refus de Yahya Jammeh d'accepter sa défaite électorale a conduit à une médiation de la CEDEAO associée à une menace d'intervention militaire. Avec le soutien de l'Union africaine (UA) et des Nations unies (ONU), ces efforts ont abouti au départ de Jammeh et à l'investiture du président Adama Barrow en janvier 2017.
Au cœur de la transition et de la stabilisation du pays se trouve la révision de la constitution de 1997 devant impulser d'importantes réformes institutionnelles qui redéfiniront la politique et les cadres de gouvernance de la Gambie. Ce processus est également clé pour la réforme du secteur de la sécurité (RSS) et les efforts de justice transitionnelle, notamment pour répondre aux attentes des victimes du régime de Jammeh.
Bien que des progrès ont été enregistrés dans l'ouverture de l'espace politique et civil sous l'administration de Barrow, la réforme constitutionnelle reste difficile à mettre en œuvre.
Les désaccords entre les acteurs politiques persistent sur le nouveau projet de constitution. Rejeté par l'Assemblée nationale en 2020, le projet est dans l’impasse depuis cinq ans. En août 2024, le gouvernement a publié une version révisée, vivement critiquée par l’opposition et la société civile.
Le nouveau projet de constitution reste silencieux sur l’application de la limitation des mandats présidentiels à Barrow
Dénommée « Constitution de Barrow », elle n’apporte aucune clarification sur l’application de la clause de limitation des mandats présidentiels à Barrow. Contrairement à la version de 2020, le nouveau projet renforce les prérogatives du président en supprimant les clauses exigeant l'approbation par le Parlement des nominations des ministérielles et aux principales institutions de l'État. Le projet conserve par ailleurs le pouvoir présidentiel de nommer cinq membres de l'Assemblée nationale.
Des acteurs politiques et de la société civile ont déclaré à l'Institut d'études de sécurité que le dernier projet rendrait Barrow éligible pour deux mandats supplémentaires. Ces mandats s'ajouteraient aux deux qu'il aurait déjà effectués en 2026, date de la prochaine élection présidentielle.
Bien que le projet ait été examiné en première lecture par l'Assemblée nationale le 23 décembre 2024 et qu'une deuxième lecture soit en cours de préparation, les risques de rejet sont réels. Le Parti démocratique uni, principal parti de l’opposition, a déjà promis de le rejeter. Ces positions bien ancrées nécessitent une réactivation des efforts de médiation de la CEDEAO.
En tant que principal soutien des efforts de stabilisation de la Gambie, l'organisation régionale pourrait relancer sa médiation menée par l'ancien président nigérian Goodluck Jonathan. Les pourparlers, initiés à Banjul après le rejet du projet de constitution en 2020 et poursuivis à Abuja, visaient un consensus sur les clauses clés. Les négociations ont malheureusement échoué faut d’accord entre les parties.
Outre l'échec de l'adoption d'une nouvelle constitution, la Gambie a eu du mal à enregistrer de réels progrès en matière de justice transitionnelle. Le rapport de la Commission vérité, réconciliation et réparations recommande la poursuite des personnes impliquées dans les violations des droits de l'homme et les crimes internationaux commis entre 1994 et 2017, et d'accorder des réparations aux victimes.
La CEDEAO pourrait relancer ses efforts de médiation menés par l'ancien président nigérian Goodluck Jonathan
Quelques condamnations ont été prononcées par des tribunaux, notamment celle de l'ancien ministre des collectivités locales, Yankuba Touray, pour le meurtre de l'ancien ministre des Finances, Ousman Koro Ceesay. Toutefois, la législation gambienne ne prévoit pas de poursuites pour les crimes de dimension internationale - une lacune qui pourrait être comblée avec une aide extérieure.
Des poursuites et condamnations ont également eu lieu hors de Gambie. L'exemple le plus récent est la condamnation à la prison à vie par un tribunal allemand de Bai Lowe, ancien membre de l'unité des « Junglers » de Jammeh, pour avoir participé à l'assassinat de ses opposants. Un autre exemple est la condamnation par un tribunal suisse, en mai 2024, de l'ancien ministre de l'Intérieur Ousman Sonko à 20 ans de prison pour crimes contre l'humanité.
Reconnaissant l'utilité d'un tribunal bénéficiant d'un soutien extérieur pour demander des comptes aux auteurs de crimes, la conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO a approuvé, en décembre 2024, la création du Tribunal spécial pour la Gambie. Ce tribunal hybride peut mener des procès tant à l'intérieur qu’à l'extérieur du pays.
Son succès dépendra cependant de la disponibilité des ressources humaines et financières nécessaires, que la CEDEAO pourrait fournir en grande partie. La création de ce tribunal pourrait aussi permettre au pays d'obtenir le soutien d'États membres de la CEDEAO tels que le Sénégal, le Nigeria, le Ghana et la Sierra Leone - ce dernier pays ayant mis en place un tribunal similaire à La Haye dans le passé.
Le soutien continu de la CEDEAO est également vital pour une réforme efficace du secteur de la sécurité. Et ce, même si les Gambiens réclament de plus en plus le départ de la Mission militaire de la CEDEAO en Gambie (ECOMIG). La mission a été déployée en janvier 2017 pour protéger les institutions clés de l'État et soutenir la réforme du secteur de la sécurité, mais sa présence continue a des implications pour la souveraineté du pays.
Perçue comme un rempart du régime de Barrow, l'ECOMIG doit accélérer la réforme du secteur de la sécurité
Bien que la stratégie de sécurité nationale et la stratégie de réforme du secteur de la sécurité aient été adoptées en 2020, aucune autre avancée majeure n'a été réalisée, notamment en ce qui concerne le redimensionnement des effectifs des forces de défense et de sécurité.
Cette absence de progrès s'explique par la méfiance persistante entre la présidence et l'armée, qui contraint la présidence à s’appuyer sur les forces de l'ECOMIG pour sa sécurité. De plus en plus perçue comme un rempart du régime de Barrow, l’ECOMIG devrait, à court terme, s’engager résolument à finaliser la réforme du secteur de la sécurité.
Compte tenu de la lenteur des réformes en Gambie et du contexte sociopolitique tendu, le soutien de la CEDEAO reste nécessaire. L’envoi d’une mission à Banjul, annoncée en décembre par l’organisation régionale afin d’évaluer les implications financières du maintien de l’ECOMIG est une occasion de relancer le dialogue entre les acteurs politiques.
Pour donner plus de poids à ses actions, la CEDEAO devrait impliquer l'UA et l'ONU. Les trois organisations ont tous contribué à lancer le processus de stabilisation de la Gambie en 2017. Elles doivent désormais soutenir l'adoption d'une nouvelle constitution, pierre angulaire des réformes sécuritaires et judiciaires indispensables à la stabilité du pays.
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