Intelligence artificielle : quelles implications pour le crime organisé en Afrique ?
L’intelligence artificielle évolue rapidement, représentant une nouvelle menace mais aussi une nouvelle opportunité pour les forces de l’ordre.
En 2019, une entreprise britannique a été escroquée de 243 000 dollars US : des criminels avaient utilisé l’intelligence artificielle (IA) pour imiter la voix de son directeur général. En Afrique du Sud, les usurpations d’identité ont augmenté de 356 % entre avril 2022 et avril 2023, selon le Service de prévention des fraudes d’Afrique australe. Le directeur exécutif de l’organisation, Manie van Schalkwyk, a déclaré qu’un rapport d’Interpol de 2021 plaçait l’Afrique du Sud en tête des pays africains les plus touchés par les cybermenaces.
Les avancées technologiques facilitent ce genre de crimes, en rendant de plus en plus difficile de différencier le faux du vrai. L’utilisation personnelle répandue d’applications d’IA telles que ChatGPT accroît les inquiétudes quant aux abus potentiels.
Si l’utilisation de l’IA n’en est qu’à ses prémices en Afrique, elle a d’ores et déjà des incidences positives et négatives sur le crime organisé transnational, favorisant l’organisation de crimes plus complexes, à plus grande distance et avec des risques physiques moindres. Selon les chercheurs, les criminels utiliseraient l’IA, comme le font les entreprises commerciales, pour « la gestion des chaînes d’approvisionnement, l’évaluation et l’atténuation des risques, le filtrage du personnel, l’exploration des données des médias sociaux et divers types d’analyse et de résolution de problèmes ».
En Afrique, les organisations criminelles utilisent des drones à des fins de renseignement, de surveillance et de reconnaissance. Les cartels de la drogue au Mexique se servent déjà de drones d’attaque autonomes contrôlés par l’IA, qui leur apportent flexibilité et coordination lors d’attaques contre des cibles humaines, des chaînes d’approvisionnement ou des infrastructures.
Grâce à l’IA et l’imagerie satellitaire, les criminels peuvent planifier et gérer les itinéraires de contrebande
L’imagerie satellitaire permet aux criminels de planifier et gérer les itinéraires de contrebande grâce à des systèmes tels que Earth Observations, qui fournissent des données précises et quasiment en temps réel sur le terrain au niveau local. Les organisations criminelles peuvent également attaquer les systèmes d’IA pour échapper à la détection (par exemple, les processus de contrôle biométrique), contourner les systèmes de sécurité des banques, des entrepôts, des aéroports, des ports et des frontières, ou semer la confusion dans les réseaux et les infrastructures économiques des secteurs privé et public.
Les criminels attaquent des bases de données et des applications personnelles confidentielles afin de se procurer des fonds par extorsion ou chantage, ou d’exercer une influence politique. La technologie Deepfake permet d’obtenir de l’argent en usurpant l’identité de titulaires de comptes, en demandant l’accès à des systèmes sécurisés et en manipulant le soutien politique par le biais de fausses vidéos de personnalités publiques ou d’hommes politiques s’exprimant ou agissant de manière répréhensible.
Cependant, l’IA offre également aux services de police de nouveaux moyens de lutte contre la criminalité. Elle permet de cartographier des déplacements, d’identifier des habitudes et d’anticiper, d’investiguer et de prévenir la criminalité. La police prédictive permet aux forces de l’ordre de définir à l’aide d’algorithmes, les endroits où des crimes sont susceptibles de se produire. Ces prévisions s’accompagnent toutefois de certains inconvénients, notamment de pratiques de maintien de l’ordre discriminatoires.
En Afrique, les sociétés de sécurité privées sont souvent plus avancées sur le plan technologique que les forces de police qui, pour la plupart, n’ont pas d’accès à Internet, en plus de manquer de ressources et de capacités technologiques. Néanmoins, les systèmes numériques du secteur privé peuvent être reliés aux bases de données policières ou être utilisés pour poursuivre des suspects.
L’utilisation de l’IA permet de lutter contre le crime organisé dans les zones reculées
Par exemple, le système automatisé de reconnaissance des plaques d’immatriculation de VumaCam, en service à Johannesburg, utilise plus de 2 000 caméras et est connecté à la base de données nationale des services de police sud-africains qui recense les véhicules suspects ou volés. Le système Scarface de la compagnie sud-africaine Bidvest Protea Coin utilise la reconnaissance faciale pour la détection en temps réel de suspects potentiels. Ses données servent de preuves dans des affaires criminelles.
L’IA peut également être utilisée pour lutter contre le crime organisé dans les zones reculées. Grâce à l’IA et l’analyse prédictive, EarthRanger collecte des données passées et en temps réel sur la faune, les patrouilles de gardes forestiers, les données géographiques et les menaces observées dans les zones environnementales protégées. Cette technologie a permis le démantèlement de réseaux de braconnage dans la réserve de Grumeti en Tanzanie et a encouragé les populations locales à coexister avec les espèces sauvages protégées dans le parc national de Liwonde, au Malawi.
L’Africa Regional Data Cube est un système d’IA qui superpose 17 années d’imagerie satellitaire et de données d’observation de la Terre pour cinq pays africains (le Kenya, le Sénégal, la Sierra Leone, la Tanzanie et le Ghana). Il superpose 8 000 scènes sur une période donnée et offre un accès aux données requises sous une forme compressée, géocodée et prête à être analysée, via une interface web. Ses données sur la comparaison des changements fonciers au fil du temps peuvent, par exemple, aider à identifier et à surveiller les opérations minières illégales.
Si l’IA aide à lutter contre le crime organisé en Afrique, elle s’accompagne de contraintes et de risques. Elle a besoin d’une alimentation électrique continue, d’une connexion Internet stable et de capacités de stockage et de traitement adéquates pour ses grandes quantités de données. Son déploiement en Afrique sera donc immanquablement inégal et dépendra des ressources des pays, de leurs capacités pour appliquer la loi et de leur volonté de travailler dans le cadre de partenariats public-privé.
L’Africa Regional Data Cube facilite l’identification et la surveillance des opérations minières illégales
Ces systèmes sont vulnérables aux attaques ou aux pannes, ce qui constitue un autre risque en cas de recours excessif à l’IA pour lutter contre le crime organisé. Les technologies peuvent également conférer aux agences chargées de l’application de la loi d’énormes pouvoirs, avec le danger de viol de la vie privée et des droits à la liberté de réunion et d’association des citoyens.
L’IA évoluant en permanence, les cadres juridiques ont toujours un temps de retard. Les entreprises privées et même les gouvernements peuvent tirer parti de cette situation pour contourner les problèmes de protection de la vie privée. La société VumaCam a ainsi fait l’objet de contrôles sévères pour avoir collecté des données potentiellement sensibles sur des personnes n’ayant aucun lien avec la criminalité.
Les gouvernements autoritaires pourraient utiliser des systèmes d’IA licites pour surveiller leurs opposants politiques ou faire barrage aux critiques de la société civile. Les défenseurs des droits humains au Zimbabwe s’inquiètent du recours par le gouvernement à un logiciel de reconnaissance faciale développé par la Chine, ainsi que de la propriété des données collectées et de leur usage.
En septembre 2021, Michelle Bachelet, alors haute-commissaire des Nations unies aux droits humains, a appelé à un moratoire sur l’utilisation par les gouvernements de toute forme d’IA menaçant ou violant les droits humains. En mars 2023, les principaux développeurs d’IA ont appelé à un moratoire sur les expériences d’IA de grande envergure afin de permettre l’élaboration de protocoles de sécurité et de mécanismes de surveillance rigoureux.
Malgré tout, l’IA se développe rapidement, à la fois en ce qui concerne leur portée géographique et leurs domaines d’application. Les organisations internationales, les gouvernements et la société civile doivent poursuivre leurs efforts pour établir des principes responsables et éthiques dans ce domaine. Des cadres législatifs doivent être définis pour enquêter, poursuivre et punir ceux qui utilisent l’IA à des fins criminelles et violentes.
Romi Sigsworth, consultant en recherche, ENACT
Cet article a été publié pour la première fois par ENACT.
Image : © Alamy Stock Photo
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