Faux départ pour l’accord de libre-échange de l’Afrique ?
Pour maintenir l'élan impulsé par le lancement de la ZLECA en janvier, il est indispensable de tenir les commerçants informés des raisons de la lenteur de la mise en œuvre.
Publié le 03 décembre 2021 dans
ISS Today
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Il y a un an, le président sud-africain Cyril Ramaphosa, portant sa casquette de président de l’Union africaine (UA), a convoqué un Sommet extraordinaire de l’UA pour lancer la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA). La ZLECA vise à libéraliser 97 % du commerce intra-africain. Les dirigeants ont convenu, en grande pompe, que les échanges débuteraient le 1er janvier 2021.
Pourtant, près d’un an plus tard, il semble que pas un seul gadget n’ait franchi une frontière africaine dans le cadre de l’accord en termes d’exemption de droits de douane et de contingents, et on ne sait toujours pas quand cela pourra se produire. Pourquoi ce retard et est-ce un problème ?
Selon Wamkele Mene, le Secrétaire général sud-africain de la ZLECA, ce n’en est pas un. Il a déclaré que la mise en œuvre de toute zone de libre-échange met beaucoup de temps, et que celle-ci est particulièrement ambitieuse.
La semaine dernière, M. Mene a expliqué, lors d’un séminaire en ligne organisé par Chatham House, que 87,6 % des règles d’origine essentielles pour l’accord avaient déjà fait l’objet de négociations ; il ne restait principalement que celles couvrant l’automobile, le sucre, le textile et les vêtements. Il s’agit d’un résultat « remarquable », étant donné qu’un système harmonisé type comprend plus de 8 000 produits.
La superposition de la ZLECA avec d’autres zones de libre-échange créera une complexité supplémentaire pour les négociants
Pendant ce temps, l’Égypte, le Kenya et, selon lui, l’Afrique du Sud avaient déjà publié au journal officiel leurs droits de douane à l’importation réduits, tandis que d’autres négocient encore entre eux. C'est en effet ainsi que fonctionnent les droits de douane à l’importation, et non de manière multilatérale.
M. Mene a en outre présenté diverses mesures utiles que son Secrétariat de la ZLECA a lancées pour accélérer la mise en œuvre de l’accord. Il s’agit notamment d’un fonds d’ajustement pour aider les pays à s’adapter à la perte des recettes d’importation. Il existe également un système panafricain de paiement et de règlement qui permettra aux transactions de la ZLECA d’être effectuées en monnaies africaines plutôt qu’en monnaies fortes extérieures, comme le dollar américain par exemple.
Une autre mesure consiste en une plateforme numérique qui fournirait des informations sur toutes les règles d’origine et les conditions et procédures douanières. Cela aiderait en particulier les petites et moyennes entreprises, la principale cible de la ZLECA, a-t-il déclaré.
Mene prévoit que les échanges commerciaux dans le cadre de la ZLECA débuteront en début 2022. Il a convenu que les pays auraient pu commencer à échanger les produits pour lesquels les règles d’origine ont déjà fait l’objet d’un accord.
De nombreuses reconfigurations douloureuses sont en cours pour concilier les idéaux du libre-échange et les politiques industrielles nationales
Pourquoi les échanges n’ont pas encore débuté ? Dans un blog publié sur le site TradeExperettes, Catherine Grant Makokera, dirigeante de Tutwa Consulting, explique qu’il existe de grandes divergences entre la vision du libre-échange de la ZLECA et les priorités nationales de développement économique des pays participants.
Ce problème n’est pas propre à la ZLECA, mais il se fait particulièrement ressentir dans le cas présent car l’accord-cadre contient relativement peu de précisions, probablement en raison de la hâte avec laquelle il a été conclu. Ainsi, dans les négociations actuelles entre pays, ces derniers doivent commencer par identifier les 3 % de marchandises qu’ils souhaitent exclure des réductions tarifaires de la ZLECA avant de faire leurs propositions de droits de douane sur le reste.
« Dans les pays africains qui comptent sur les recettes issues des droits de douane comme élément clé de la mobilisation des ressources nationales ou qui utilisent ces droits de douane comme outil de politique industrielle, cela pourrait donner lieu à des choix difficiles, une situation que vient compliquer l’importance croissante accordée aux exigences en termes de contenu local et au remplacement des importations par les décideurs politiques africains », dit-elle.
En effet, d’aucuns estiment que pour plusieurs pays disposant d’une base industrielle importante, tels que l’Afrique du Sud, il est difficile d’inclure tous les produits qu’ils veulent protéger dans la boîte des 3 % d’exclusion.
Les progrès limités des négociations ne remettent nullement en cause la viabilité de la ZLECA
Mme Grant Makokera indique également que la concession selon laquelle les pays les moins avancés disposeront d’un délai plus long (10 à 13 ans) pour mettre en œuvre les réductions tarifaires est érodée par les États plus développés qui revendiquent la même préférence en raison de leur appartenance à des unions douanières, qui comptent en leur sein des pays parmi les moins avancés.
Elle note notamment que la ZLECA ne remplacera pas les zones de libre-échange régionales existantes, mais viendra les compléter, de sorte que les pays n’auront à y recourir que s’ils ne disposent pas déjà d’une zone de libre-échange. Mais la superposition de la ZLECA aux autres zones de libre-échange créera une complexité supplémentaire pour les négociants qui devront naviguer dans un ensemble complexe de règles et de droits.
Dans l’ensemble, Mme Grant Makokera relève une autre tension entre l’ambition politique de mettre la ZLECA en œuvre dès que possible et le processus technique de négociation de règles complexes. Elle craint que les négociateurs puissent prendre des raccourcis pour respecter les délais politiques ou ne pas trop les dépasser. Ces raccourcis pourraient nuire à une mise en œuvre harmonieuse.
Elle note en outre que les dirigeants politiques qui annonçaient le début des échanges le 1er janvier 2021, alors que les négociations traînent encore en longueur, ont semé la confusion chez les opérateurs commerciaux. « Ce qui me vient à l’esprit, c’est l’idée de “promettre le moins pour faire le mieux” », note sèchement Grant Makokera.
Teniola Tayo, chercheuse à l’Institut d’études de sécurité (ISS) à Dakar, estime que la décision de lancer les échanges commerciaux le 1er janvier a donné une urgence précieuse aux négociations. Elle souligne également que les enjeux politiques qui sous-tendent les accords tarifaires dans les différents pays peuvent être difficiles, comme cela a été le cas au Nigeria, un acteur clé de la ZLECA. Mme Tayo reconnaît qu’une reconfiguration douloureuse est en cours pour concilier les idéaux du libre-échange continental et les politiques industrielles nationales.
Selon Jakkie Cilliers, responsable du programme Futurs africains et Innovation de l’ISS, convient avec Tayo que « les progrès limités des négociations ne remettent nullement en question la viabilité de la ZLECA. L’objectif des 97 % doit être atteint d’ici à 2034, par exemple. »
« La route vers la ZLECA est longue et la date de début des échanges du 1er janvier 2021 est généralement considérée pour ce qu’elle était, à savoir un geste symbolique. Il y aura encore de nombreux retards et faux départs. Je pense que la question est plutôt de savoir comment la ZLECA fonctionnera alors que les accords sous-régionaux ont échoué. »
Il ne fait aucun doute que les négociations commerciales complexes prennent du temps. Mais en tirant le signal de départ il y a près d’un an alors qu’aucun coureur n’était encore aux starting-blocks, les dirigeants africains ont semé la confusion, en particulier parmi les opérateurs commerciaux.
Peut-être était-il nécessaire d’avoir une date de démarrage précoce afin de stimuler les négociations. Mais pour maintenir l’élan, le Secrétariat de la ZLECA et les États participants devraient mieux informer les négociants des raisons pour lesquelles la mise en œuvre prend autant de temps.
Peter Fabricius, consultant ISS
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