Des migrants en moins vers l’Europe, des problèmes en plus en Afrique
Percevoir les migrations comme un enjeu sécuritaire peut avoir des effets néfastes, comme le montre le cas d’Agadez, au Niger.
Les migrations humaines depuis l’Afrique vers l’Europe sont de plus en plus présentées comme représentant une menace pour la sécurité des États et des sociétés. Il en résulte un renforcement des contrôles aux frontières et un durcissement des politiques de délivrance des visas. Ces efforts ont permis de réduire le nombre de migrants africains atteignant l’Europe de manière significative, mais ils ont également eu plusieurs conséquences négatives inattendues.
Les politiques de l’Union européenne (UE) visant à dissuader les migrations africaines vers l’Europe se structurent autour de la Politique européenne de voisinage et du Plan d’action conjoint de La Valette. Les mécanismes opérationnels qui en découlent sont le Fonds d’affectation spéciale d’urgence de l’UE et l’Agence européenne des frontières et des garde-côtes (Frontex).
En Afrique, des pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure (tels que l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Botswana, l’Égypte et le Maroc) appliquent eux aussi aux voyageurs africains des règles strictes en matière de visas. Il s’agit là pour eux de limiter l’entrée de migrants en provenance de pays à faible revenu.
Les États africains les plus riches appliquent aussi des règles strictes en matière de visas afin de dissuader les visiteurs des pays africains plus démunis
Au Niger, Agadez (voir carte) constitue un exemple typique de ville qui a vu la question migratoire devenir un enjeu sécuritaire majeur, et qui en a subi des conséquences imprévues. La ville est située sur l’un des principaux itinéraires migratoires reliant l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le Maghreb. D’après les estimations, un tiers des migrants qui y transitent finissent par embarquer, sur la côte méditerranéenne, à bord d’un bateau pneumatique à destination de l’Europe. De ce fait, depuis 2015, les responsables politiques de l’UE se concentrent sur cette ville, avec pour objectif d’endiguer les migrations vers l’Europe.
Agadez, au Niger (cliquez sur la carte pour agrandir l'image)
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L’intervention sécuritaire de l’UE à Agadez consiste dans la prorogation du mandat de la Mission de renforcement des capacités de l’UE au Niger (EUCAP-Niger) afin d’aider les forces de sécurité à contrôler les migrations et les activités criminelles connexes. En renforcement, l’agence Frontex a également nommé un officier de liaison au Niger.
Cette intervention a entraîné une diminution de 75 % des flux migratoires vers le Nord via Agadez en 2017, contribuant plus globalement à la baisse globale des arrivées en Europe par les différents itinéraires méditerranéens. En 2018, 116 647 arrivées ont ainsi été enregistrées, soit 89 % de moins qu’en 2015, ce qui a conduit la Commission européenne à déclarer en 2019 que la crise migratoire était terminée.
Mais au-delà de la baisse de ces chiffres, l’approche sécuritaire a entraîné cinq conséquences néfastes sur le terrain, mises en évidence par une nouvelle étude publiée par l’Institut d’études de sécurité (ISS). Il s’agit de la perturbation des moyens de subsistance, de la déstabilisation croissante de la région, de la poursuite des trafics, de l’accroissement des violations des droits humains des migrants et de l’érosion des relations entre citoyens et gouvernements.
En termes de moyens de subsistance, les principaux secteurs de l’économie d’Agadez (notamment le tourisme, l’exploitation minière et l’agriculture) n’ont cessé de décliner ces dix dernières années, de sorte que les revenus liés aux migrations servaient depuis d’alternative. De nombreux habitants d’Agadez gagnaient ainsi leur vie en fournissant de la nourriture et de l’eau aux migrants, et en tenant des magasins d’où ces derniers pouvaient passer des appels téléphoniques. Avant de démanteler toute cette industrie de la migration, il aurait fallu mettre en place des nouvelles sources de revenus.
Considérer les migrations comme un enjeu sécuritaire donne lieu à des stratégies réactives à court terme
L’UE a semble-t-il anticipé cette conséquence, en allouant des fonds considérables au développement : ainsi, 243 millions d’euros ont permis de soutenir des projets agricoles entre 2016 et 2020. Mais la mise en œuvre de ces projets a été trop lente pour compenser les pertes de revenus des populations.
Par voie de conséquence, la perturbation des moyens de subsistance des habitants a entraîné une déstabilisation non seulement au Niger, mais aussi dans la région du Sahel au sens large. Nombreux sont les jeunes hommes qui se sont en effet tournés vers le banditisme pour satisfaire leurs besoins économiques immédiats. Pire encore, cette déstabilisation a permis à Al-Qaïda au Maghreb islamique de s’étendre dans la région du Sahel, y compris au Niger. Des milliers de jeunes qui ont subitement perdu leurs moyens de subsistance pourraient ainsi se radicaliser, créant un foyer de recrutement fertile pour les groupes extrémistes.
L’industrie du trafic d’êtres humains s’est également adaptée à ces nouvelles circonstances. Des passeurs soudanais ont pris la place des passeurs nigériens, et ils ont découvert de nouveaux itinéraires vers la Libye, en passant par le Tchad et le Soudan.
L’émergence de nouveaux itinéraires expose les migrants à davantage de difficultés et de violations des droits humains. Les approches sécuritaires accroissent la vulnérabilité des migrants, ce qui entraîne des violations de leurs droits fondamentaux dans les pays de transit et de destination. En outre, des rapports récents font état d’une augmentation du nombre de décès aux frontières de l’Europe, en établissant un lien avec le renforcement des mesures de contrôle aux frontières.
Les priorités de l’Europe à court terme en matière de migration pourraient compromettre les objectifs de développement à long terme de l’Afrique
Le traitement des migrations comme enjeu purement sécuritaire a également entraîné une érosion de la confiance du public dans le gouvernement à Agadez. Selon une étude de l’Institut Clingendael, des fonctionnaires de la ville ont déclaré que les citoyens leur demandaient pourquoi ils travaillaient pour l’UE « et non pour eux, les gens qui nous ont fait élire ».
La coopération de tout gouvernement africain avec une force étrangère dans le but d’endiguer les migrations comporte en effet toujours le risque d’être mal perçue par les citoyens, car des millions de personnes dépendent des envois de fonds des migrants vers leur pays d’origine. Cet argent contribue aussi de manière significative aux économies nationales. En 2018, les pays africains ont reçu 46 milliards de dollars en transferts d’argent.
En résumé, le fait de penser les migrations de l’Afrique vers l’Europe sous le seul et simple prisme de l’enjeu sécuritaire tend à déboucher sur des stratégies réactives et à court terme, alors qu’il existe deux approches qui peuvent aider à mieux les gérer.
Premièrement, les discours sur les migrations de l’Afrique vers l’Europe doivent reposer sur des faits et non sur des mythes, comme c’est le cas actuellement. Des chiffres sont importants à cet égard : 53,2 % des migrations africaines se font à l’intérieur du continent, tandis que les migrants d’Afrique subsaharienne ne représentent que 12,9 % de la population migrante en Europe. Malgré cela, le discours dominant veut nous faire croire que les Africains émigrent massivement vers l’Occident, en particulier vers l’Europe.
Deuxièmement, l’UE et les pays d’Afrique se doivent de concilier leurs priorités et leurs intérêts. L’UE veut endiguer les migrations africaines et cherche à améliorer sa coopération avec les pays africains en matière de contrôles aux frontières et de retour des migrants en situation irrégulière.
Cette volonté se reflète de plus en plus dans l’aide au développement qu’elle apporte à l’Afrique. Dorénavant, la manière dont cette aide est allouée dépend de la coopération des États africains en matière de gestion des migrations, tandis que ces derniers s’intéressent pour leur part à l’approfondissement des voies de migration légale vers l’UE.
Par conséquent, les priorités à court terme de l’Europe (dissuader les migrations) portent le risque de compromettre les objectifs à plus long terme de l’Afrique (le développement).
Les deux continents doivent trouver des moyens d’aligner leurs intérêts communs. La négociation en cours sur la stratégie de l’UE avec l’Afrique, qui doit être adoptée en octobre 2020, constitue une excellente opportunité, alors que les migrations et la mobilité constituent l’un des cinq domaines prioritaires d’action.
Tsion Tadesse Abebe, chercheuse principale, Migrations, ISS Addis-Abeba
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Crédit photo : Amanda Nero/IOM