Démêler les divergences de l’Afrique sur la guerre en Ukraine

Le manque de cohérence dans les principes concernant la résolution des conflits fait passer le non-alignement de l’Afrique pour de l’opportunisme irréfléchi.

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les États-Unis et les gouvernements européens suivent de près les réactions de l’Afrique. Les positions du continent varient d’un pays à l’autre, de nombreux États adoptant une posture de « non-alignement ». Comment comprendre cette attitude dans un monde multipolaire et hautement interdépendant ?

Les votes sur les diverses résolutions sur le conflit adoptées aux Nations unies (ONU) ont révélé de fortes divergences entre les pays africains. Djibouti a soutenu la résolution de l’ONU demandant à la Russie de mettre fin à son offensive, tandis que l’Algérie, la Tanzanie et l’Afrique du Sud ont souligné l’importance de solutions diplomatiques sans condamner les actions de Moscou. Le fort taux d’abstention a été largement interprété comme un signe de l’accroissement de l’influence russe ou la preuve de l’augmentation d’un sentiment antioccidental en Afrique.

Cette explication suppose à tort que l’Afrique constitue un bloc politique homogène. Elle implique également que l’Occident s’attend à ce que les pays africains s’alignent sur ses positions en raison de sa prééminence dans les domaines du développement et de l’aide humanitaire, et du passé qui les lie.

Les hésitations de l’Afrique face à la guerre témoignent-elles d’un rejet des principes clés de l’Union africaine (UA), tels que le respect de l’intégrité territoriale, l’inviolabilité des frontières et le règlement pacifique des différends ?

Les États africains ont une vision plus cynique d’un ordre mondial dont les règles semblent déterminées par l’Occident

La visite conjointe en Russie du président sénégalais, Macky Sall, et du président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, en juin 2022 a renforcé les perceptions occidentales d’une « neutralité » plutôt favorable à la Russie. Macky Sall a déclaré que sa visite visait à minimiser l’impact du conflit sur l’approvisionnement de l’Afrique en produits agricoles et en engrais, mais les diplomates occidentaux n’ont pas semblé convaincus. L’accueil en demi-teinte réservé au président Volodymyr Zelensky lors de son allocution devant le Bureau des chefs d’État de l’UA a entretenu l’impression que les pays africains étaient indifférents à l’occupation de l’Ukraine.

Depuis quelques années, la Russie multiplie les formes de propagande antioccidentale qui font écho au profond ressentiment anticolonial et antioccidental des Africains. L’héritage du tiers-mondisme des années 1960 et 1970 façonne encore les opinions des gouvernements et des citoyens africains. Le passé colonial de la Russie ne s’étend pas à l’Afrique, et le soutien que Moscou a pu apporter à certains mouvements de libération lui vaut davantage d’appuis qu’à l’Ukraine au sein des pays africains. Kiev est en effet souvent considéré comme un pion de l’Occident.

La surprise de l’Occident devant le peu d’émotion manifestée par la plupart des pays africains à l’égard de l’invasion russe et la neutralité affichée par l’Afrique témoignent d’un certain égocentrisme de part et d’autre. L’Occident souhaite que ses partenaires africains le rejoignent dans sa condamnation de la Russie. Les États africains s’accrochent quant à eux au monopole de la victimisation et à leur ressentiment à l’égard de la domination occidentale dans les relations internationales.

Pour justifier leur indifférence à l’égard du conflit ukrainien, certains responsables africains le comparent à l’invasion américaine en Irak en 2003 ou à la destitution du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord en 2011. Ainsi, la guerre d’occupation de la Russie en Ukraine — c’est-à-dire une violation claire de l’ordre international — est mise sur le même pied qu’une atteinte au droit international (Irak) ou qu’une interprétation très large d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU (Libye).

Certains pays africains préconisent un ordre international fondé sur des règles et d’autres optent pour la coercition et la force

En quoi les États africains bénéficient-ils d’un non-alignement ? Si le conflit révèle l’ampleur de la dépendance du continent à l’égard des céréales et des engrais provenant d’Ukraine et de Russie, les montants de l’aide occidentale demeurent bien plus élevés puisqu’ils permettent aux pays de fonctionner.

L’augmentation du prix des hydrocarbures affecte les États africains les plus fragiles. Si les pays européens ont imposé des sanctions à la Russie en dépit de ce qui leur en coûte en approvisionnement énergétique, de nombreux pays africains se sentent moins en mesure d’adopter une politique étrangère fondée sur des principes et des valeurs.

Le fossé est toutefois bien plus profond, puisqu’il s’étend à des perceptions divergentes de l’ordre international. Les États occidentaux défendent un système fondé sur des règles dans lequel ils sont prééminents. Les États africains ont une vision plus cynique d’un ordre mondial dont les règles semblent être déterminées par l’Occident. Cette différence de perspective peut expliquer l’indulgence de l’Afrique envers la Russie, même si cette dernière a violé l’intégrité territoriale d’un autre pays, qui est un principe cardinal de l’UA.

De son côté, la position des États africains n’est pas exempte de contradictions — ce qui n’est pas surprenant compte tenu des multiples normes et valeurs que comptent les 54 États du continent. Ils aspirent à un ordre international fondé sur des règles, et non sur la force, mais en même temps ils éprouvent une certaine sympathie pour la Russie et la Chine qui remettent en cause cet ordre, même si c’est pour des raisons différentes.

Des dissensions en matière de paix et de sécurité étaient déjà perceptibles lors du soulèvement libyen de 2011 et des troubles au Burundi en 2015

Ces contradictions illustrent la crise du multilatéralisme africain. Alors que certains pays préconisent un ordre international fondé sur des règles qui privilégient la cohérence et la prévisibilité, d’autres optent pour la coercition et la force. Ce qui laisse supposer une ligne de fracture au sein de l’UA. Mais cette ligne reste floue. Par exemple, alors que certains États ont fait pression pour que le Tchad soit suspendu de l’UA à la suite de la transition anticonstitutionnelle d’avril 2021, ces mêmes pays ont milité contre la suspension du Zimbabwe après le coup d’État de 2018 qui a chassé le défunt président Robert Mugabe du pouvoir.

Des dissensions en matière de paix et de sécurité étaient déjà perceptibles dans les réactions face au soulèvement libyen de 2011 et à l’annulation de la décision du Conseil de paix et de sécurité (CPS) qui appelait à une intervention militaire pour mettre fin au conflit de 2015 au Burundi.

Quelle serait la réaction de l’UA si une puissance africaine envahissait un pays voisin ? Le silence retentissant de l’Organisation de l’unité africaine lors de l’escalade militaire entre le Cameroun et le Nigeria concernant la péninsule de Bakassi à la fin des années 1990 a constitué un précédent qui n’incite pas à l’optimisme. Pas plus que la position ambiguë du CPS au sujet du différend maritime entre la Somalie et le Kenya.

Si de nombreux pays africains semblent se réjouir des malheurs de l’Occident ou tomber dans un anti-impérialisme vengeur, la guerre en Ukraine devrait plutôt nous inciter à évaluer la capacité de l’Afrique à s’entendre sur la manière de résoudre ses conflits. Sans une certaine cohérence de principe, une posture de non-alignement pourrait passer pour un opportunisme irréfléchi.

Paul-Simon Handy, directeur du bureau Afrique de l’Est de l’ISS et représentant auprès de l’UA, et Félicité Djilo, chercheur indépendant

Image : © GovernmentZA

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