Concilier économie et sécurité à la frontière Nigeria-Cameroun
Les deux pays doivent coopérer afin d’empêcher Boko Haram de profiter de la réouverture des frontières.
Publié le 14 avril 2025 dans
ISS Today
Par
Célestin Delanga
chargé de recherche, Bureau régional de l'ISS pour l'Afrique de l'Ouest et le Sahel
Le 27 janvier, les gouverneurs du Borno au Nigeria et de la région de l'Extrême-Nord au Cameroun ont inauguré un marché de bétail à Banki, jadis une plaque tournante du commerce transfrontalier entre les deux pays. Le poste frontière entre Amchidé et Banki, comme plusieurs autres entre le Cameroun et le Nigéria, a été fermé en 2014 au plus fort de l'activité de Boko Haram dans la région.
En début 2014, le groupe extrémiste violent s'était installé à Banki, d’où il planifiait des attaques contre le Cameroun. Le Nigeria avait alors interdit le passage à la frontière pour empêcher d'autres incursions. Le Cameroun avait fermé le poste frontière entre Fotokol et Gambaru après les combats à Gambaru en 2015 et les attaques contre d'autres postes frontières aux environs.
Les opérations militaires et la stratégie de stabilisation de la région ayant amélioré la sécurité, la frontière entre Amchidé et Banki a été rouverte en 2019, ainsi que le poste frontière entre Fotokol et Gambaru en 2021.
Postes frontières et lieux d'activité de Boko Haram, frontière entre le Nigeria et le Cameroun
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Les fermetures des frontières ont perturbé le marché transfrontalier florissant qui soutenait l'économie des communautés frontalières. Le Nigeria est le premier partenaire économique et commercial de la région. Les marchandises en provenance du Nigeria passent par Amchidé, Limani et Fotokol avant d'entrer au Tchad, au Soudan et en République centrafricaine.
Les trois villes sont donc des centres de transit et des entrepôts importants pour les commerçants, ce qui crée des emplois et des recettes fiscales qui peuvent être utilisées pour des initiatives de développement.
Dans l'ensemble, le rétablissement de la circulation a contribué à l'économie nationale du Cameroun grâce aux droits de douane. Les données douanières de l'Extrême-Nord examinées par l'Institut d'études de sécurité (ISS) ont révélé qu'avant le début des attaques de Boko Haram en 2013, le bureau des douanes le plus rentable de la région était celui de Limani, avec des recettes annuelles de 1 114 791 860 de francs CFA d’Afrique centrale (environ 1,9 million de dollars US). En 2024, après la réouverture des frontières, les recettes ont atteint 2 201 420 676 de francs CFA (environ 3,8 millions de dollars US). À Fotokol, 1 519 630 651 de francs CFA (soit 2,6 millions de dollars US) ont été collectés en 2024.
Cependant, Boko Haram représente toujours une menace pour la sécurité des deux pays. Si la réouverture des frontières a incontestablement revitalisé l'économie régionale, elle a également profité aux insurgés, leur permettant de se regrouper et de cibler les commerçants et les communautés locales.
Si la réouverture des frontières a revitalisé l'économie régionale, elle a aussi profité aux insurgés
Le marché d'Amchidé-Banki, aujourd'hui prospère, permet aux communautés frontalières de faire du commerce de bétail et de produits alimentaires. Néanmoins, il peut aussi, comme par le passé, approvisionner Boko Haram et donner un nouvel élan à l'économie de la violence du groupe. Boko Haram pourrait, par exemple, utiliser le marché de bétail récemment inauguré à Banki pour revendre du bétail volé, une activité qui est devenue une source majeure de revenus pour le groupe.
Les États membres de la Commission du bassin du lac Tchad, notamment le Nigeria, le Cameroun, le Tchad et le Niger, ont lancé la stratégie de stabilisation régionale en 2019 pour permettre la reconstitution des sources de revenus dans les zones touchées par Boko Haram. Elle consiste à maintenir la sécurité et à fournir des services essentiels et des moyens de subsistance immédiats aux communautés touchées.
La reprise des échanges transfrontaliers et des activités économiques a largement contribué au processus de stabilisation en renforçant la résilience des communautés locales. Elle a également entraîné un retour important des personnes déplacées dans leurs communautés d'origine, attirées par la perspective de nouvelles opportunités socio-économiques.
Toutefois, depuis la reprise du trafic à travers les frontières nord du Nigeria et du Cameroun, les commerçants et les transporteurs ont été de plus en plus l’objet d’attaques et d’embuscades par les terroristes. Des raids nocturnes contre les communautés, se produisent presque chaque jour dans les deux pays.
Selon les données de l'ISS, entre septembre et novembre 2024, il y eut au moins 29 embuscades ou attaques contre des camions de marchandises en provenance de Banki ou d'Amchidé. Les véhicules sont vidés de leur contenu et brûlés, tandis que les chauffeurs et les commerçants sont enlevés ou tués.
Les commerçants et les transporteurs sont de plus en plus ciblés par Boko Haram
Les routes reliant Banki-Amchidé-Limani et Fotokol-Maltam à la route nationale n°1, pleines d'ornières et non bitumées, traversent la brousse sur plusieurs kilomètres. Boko Haram place souvent des engins explosifs improvisés sur ce tronçon.
Les régions de Banki-Amchidé-Limani et de Fotokol sont menacées par les deux principales factions de Boko Haram : l'État islamique en Afrique de l'Ouest (EIAO) qui opère autour de Fotokol au nord, et le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), basé dans les monts Mandara au sud. La présence de Boko Haram menace les progrès et la stabilité amenés par la réouverture de la route commerciale.
Des attaques à grande échelle de l'EIAO contre des postes militaires au Cameroun, au Tchad et au Niger ont également été rapportées. Elles ont pour but d'affaiblir l'appareil sécuritaire, de s'approvisionner en armes et de profiter du commerce transfrontalier. Cette recrudescence du terrorisme risque d'ébranler la confiance des populations dans les forces de sécurité. Elle accroît également la vulnérabilité des populations locales, les amenant souvent à coopérer avec les insurgés en échange de leur sécurité.
Il est primordial que le Cameroun et le Nigeria renforcent la sécurité et les services de renseignement afin de contrer les opérations terroristes. Une stratégie proactive pourrait empêcher la propagation des cellules de Boko Haram le long des frontières et des principaux couloirs commerciaux, comme ce fut le cas par le passé.
Entre 2015 et 2016, les opérations de l'armée camerounaise, avec le soutien des contingents camerounais et nigérians de la Force multinationale mixte, ont démantelé des cachettes de Boko Haram et des camps d'entraînement à l’attentat-suicide dans les villages nigérians de Ngoshié et de Kumshé.
Il faut empêcher la propagation de Boko Haram aux frontières et dans les couloirs commerciaux
Ces interventions devraient impliquer l'armée de l'air et l'opération Hadin Kai menée par l'armée nigériane. Les opérations mixtes doivent démanteler les cellules de Boko Haram qui s'en prennent aux commerçants transfrontaliers, à leurs véhicules et aux membres des communautés locales.
Un système d'escorte militaire dédié à la sécurisation des convois de marchandises pourrait protéger le commerce et dissuader Boko Haram. Ces escortes contribueraient également à limiter le trafic illicite et à empêcher toute infiltration d'agents de Boko Haram qui tenteraient de se réapprovisionner.
Il faut aussi réfectionner les infrastructures routières. Le programme spécial de reconstruction et de développement de la région de l'Extrême-Nord du Cameroun devrait donner la priorité à l'amélioration des routes Mora-Amchidé et Fotokol-Maltam, comme l'ont demandé les autorités locales.
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