Un nouveau chapitre dans les relations entre l’Inde et l’Afrique ?
Si New Delhi, dans une Inde en plein essor au niveau mondial, se montrait plus engagée et ambitieuse, l’Afrique pourrait en tirer parti.
L’envergure et la vigueur de son économie, d’une valeur de 3 500 milliards de dollars US, ont fait de l’Inde une force avec laquelle il faut compter dans les affaires au niveau mondial. Selon le Fonds monétaire international, l’Inde a déjà dépassé l’économie du Royaume-Uni et devrait devancer l’Allemagne d’ici 2028.
L’Inde s’affirme également sur le plan diplomatique. Sa position ferme sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine, son rejet de la discrimination fondée sur la COVID-19 et son approche pragmatique des questions climatiques et commerciales trouvent un écho favorable auprès de nombreux pays du Sud. La montée en puissance de l’Inde se répercute sur l’Afrique, qui pourrait tirer parti de cette relation si New Delhi se montrait plus engagée et ambitieuse.
Premièrement, l’Inde entretient depuis longtemps une relation étroite avec l’Afrique, compte tenu de leur lutte commune contre le colonialisme, de leur appartenance au mouvement des non-alignés et de certains défis socioéconomiques et démographiques qu’elles ont en commun. Cependant, depuis le dernier sommet du Forum Inde-Afrique qui s’était tenu à New Delhi en 2015, l’architecture politique mondiale a fondamentalement changé. Alors que la trajectoire ascendante de l’économie indienne se poursuit, de nombreux pays africains se retrouvent dans un marasme économique et procèdent au réexamen de leurs alliances dans ce contexte mondiale de concurrence pour le pouvoir.
Sur le plan géopolitique, le désir de l’Inde d’instaurer un ordre mondial plus équitable trouve un écho auprès de nombreux dirigeants africains qui ne se font plus d’illusions quant à l’ordre libéral occidental. En tant que membre de premier plan du bloc Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud (BRICS), l’Inde a clairement exprimé le désir de se voir mieux représentée dans les organismes multilatéraux. Cela s’applique notamment au Conseil de sécurité des Nations unies (ONU), où elle dispose d’une voix influente et fait pression pour qu’on lui accorde un siège permanent tout en exprimant son soutien au consensus africain d’Ezulwini.
Les pays africains pourraient apprendre de l’approche diplomatique plus agressive de l’Inde
L’Afrique et le sous-continent indien partagent également les mêmes enjeux concernant le changement climatique — et refusent d’être les agneaux sacrificiels de l’Occident. Ce positionnement a permis de défendre les intérêts des pays en développement d’une manière qui va largement dans le sens des intérêts africains.
Les pays africains pourraient s’inspirer de l’approche diplomatique plus agressive de l’Inde, qui a réussi en 2021 à sortir des pays classés en zone rouge par le Royaume-Uni, entre autres, concernant la circulation de la COVID-19. L’Inde a également adopté une ligne dure lors des tractations de l’accord commercial sur le point d’être conclu avec le Royaume-Uni, renforçant ainsi sa réputation de négociateur coriace.
Mais le véritable coup de maître consiste dans la position adroite de l’Inde à l’égard de la Russie. New Delhi s’est attiré l’ire de ses alliés du Quad (dialogue quadrilatéral pour la sécurité) – à savoir, les États-Unis, le Japon et l’Australie – pour avoir rompu les rangs sur la guerre en Ukraine. L’Inde continue d’acheter des armes et du pétrole à la Russie, conservant ainsi son allié historique. Elle a choisi de privilégier ses intérêts militaires et économiques souverains plutôt que d’apaiser ses alliés du Quad, qui comptent sur elle pour faire contrepoids à la Chine.
Le fait d’exercer une telle influence soulève un point plus important, que les diplomates africains feraient bien de reconnaître : la nécessité de comprendre leur valeur stratégique et d’en exploiter les avantages en conséquence.
Le modèle d’investissement de l’Inde privilégie la productivité locale et favorise les compétences dont l’Afrique a besoin
Deuxièmement, l’Afrique et l’Inde ont des intérêts commerciaux qui leur sont mutuellement bénéfiques, comme en témoignent le regain d’activité des poids lourds de l’économie indienne et l’accroissement du volume des échanges et des investissements ces dernières années. Parmi les atouts majeurs de l’Inde, l’on peut citer la vigueur de ses entreprises, ses liens culturels et politiques, le dynamisme de sa diaspora et l’expérience de ses entreprises habituées à naviguer dans des environnements complexes et diversifiés.
L’Afrique représente un énorme marché inexploité pour les entreprises indiennes, notamment en ce qui concerne les produits manufacturés comme le textile, les produits pharmaceutiques, l’automobile et les machines légères. L’Afrique offre également des possibilités dans les secteurs des ressources et de l’énergie, qui sont traditionnellement des points faibles de l’Inde. L’accord sur la zone de libre-échange continentale africaine suscite également l’intérêt des entreprises indiennes.
Troisièmement, et c’est probablement l’aspect le plus intéressant, l’Inde tente d’offrir une alternative convaincante à la Chine, dans les domaines militaire et économique. Mais comme l’a déclaré Abhishek Mishra, de l’Observer Research Foundation, à ISS Today, New Delhi doit éviter de façonner sa stratégie africaine en fonction de la Chine.
Sur le plan militaire, l’Inde est depuis longtemps l’un des principaux fournisseurs de contingents aux missions de maintien de la paix des Nations unies en Afrique. Son activité militaire se concentre autour de l’océan Indien, où elle est, depuis longtemps, un acteur dominant dans des nations insulaires telles que les Seychelles et Maurice. Alors que l’océan Indien devient un champ de bataille clé en raison de son accès stratégique et de son influence pour les ressources énergétiques et la sécurité nationale, l’Inde regorge d’avantages comparatifs lui permettant de maintenir son ascendant naval et diplomatique.
Les entreprises indiennes doivent surmonter le « facteur peur » qui induit les primes de risque élevées attribuées à l’Afrique
Sur le plan économique, l’activité indienne est largement tirée par le secteur privé, par opposition à l’approche chinoise d’une économie étatique. Bien que nettement plus modeste en termes de volume, la méthode indienne est considérée par les analystes comme plus bénéfique à long terme. Privilégiant la productivité locale, elle est plus transparente et favorise les compétences dont l’Afrique a besoin, contrairement à l’approche « ressources contre argent » adoptée par la Chine. La stratégie de l’Inde est également soutenue par l’activité de l’Indian Exim Bank, les événements organisés par la Confédération de l’industrie indienne et par les conclaves Inde-Afrique.
New Delhi peut également débloquer en Afrique d’importants outils de « puissance douce » (« soft power »). La diplomatie de la santé a gagné en visibilité pendant la pandémie, l’Inde ayant fait don de vaccins à plusieurs pays, renforçant ainsi son avantage comparatif en tant que « pharmacie du monde ». À une époque où les puissances occidentales faisaient des stocks de vaccins, cela a valu à l’Inde d’être bien vue en Afrique.
De même, la future concurrence mondiale étant susceptible de se concentrer sur la connexion numérique, les prouesses technologiques de l’Inde lui permettront de rivaliser d’influence en Afrique. La puissance douce englobe également d’autres domaines (outre Bollywood). Grâce au succès de l’Indian Premier League de cricket, les franchises indiennes s’étendent désormais à l’Afrique du Sud, où se déroulera la première édition du championnat CSA T20 en janvier 2023. Les six équipes en lice appartiennent à des Indiens, et leurs vastes réseaux de recruteurs, d’analystes et de mécènes constituent une aubaine pour le cricket sud-africain.
Toutefois, les relations entre l’Afrique et l’Inde ne sont pas exemptes de défis. Tout d’abord, les entreprises indiennes doivent surmonter le « facteur peur » qui incite souvent les entreprises indiennes à attribuer une prime de risque irréaliste au continent. Cela nécessitera de mettre en place beaucoup d’activités de sensibilisation, étant donné le manque de connaissance de la diversité africaine.
Ensuite, il y a le sujet tabou du racisme. À l’instar de la Chine, dont la réputation en Afrique a été entachée par des allégations de racisme en 2020, la presse nous apprend que des étudiants nigérians ont été agressés à New Delhi. Comme le note Mishra, le bilan de Delhi concernant la promotion des contacts entre les peuples reste terriblement insuffisant. En outre, le récent scandale, en Gambie, du sirop pour la toux « made in India » a porté atteinte à la réputation du pays, qui ne peut se le permettre.
Troisièmement, bien qu’elle projette une vision claire à l’extérieur, l’Inde moderne fait l’objet de certaines conjectures sur le plan intérieur. Dans le passé, l’attrait de l’Inde était centré sur sa pluralité et ses idéaux laïques, socialistes et démocratiques. Toutefois, sous le gouvernement actuel, une orientation plus religieuse, nationaliste et autocratique inquiète, ce qui remet en question le « consensus de New Delhi ».
Enfin, alors qu’elle développe ses aspirations mondiales, l’Inde a-t-elle la volonté et la capacité de considérer son engagement en Afrique comme une priorité ? Jakkie Cilliers, responsable du programme Futurs africains et Innovation à l’Institut d’études de sécurité, estime que « l’Inde n’est pas toujours performante sur le plan diplomatique et que ses intérêts en Afrique sont superficiels ».
L’Inde a clairement l’occasion de se tailler une nouvelle place en tant que partenaire stratégique de l’Afrique. Mais Sanusha Naidu, de l’Institute for Global Dialogue, a déclaré à ISS Today que pour maintenir une trajectoire positive, New Delhi devait clarifier ses positions.
« Tout d’abord, elle doit indiquer clairement si sa politique africaine sera mise en œuvre principalement par l’État ou le secteur privé (ou par les deux). Ensuite, elle doit préciser ce qu’elle a à offrir à l’Afrique, hormis le simple fait de ne pas être la Chine. Et enfin, l’Inde doit être claire quant à l’angle de sa stratégie de puissance douce ».
Ronak Gopaldas, consultant à l’ISS, directeur de Signal Risk et chercheur associé à la CAMM, Gordon Institute of Business Science
Image : © Press Trust of India
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