Un accès libre ou contrôlé à Internet ? Il est temps que l’Afrique se prononce

L’Afrique doit adopter une position commune sur les coupures d’internet qui nuisent aux économies et aux démocraties.

Dans quelle mesure les États africains doivent-ils chercher à contrôler Internet, son accès, sa fiabilité et ses contenus ? Le cyberespace devrait-il être considéré comme une plateforme où l’on peut s’exprimer librement ?

Alors que les gouvernements africains sont invités à s’engager davantage dans les discussions de cyberdiplomatie sur les règles à suivre concernant l’accès à Internet, ces questions fondamentales divisent fortement les élites politiques du continent. Elles nuisent également à la capacité de l’Afrique à parler d’une seule voix.

Le continent profite des avantages économiques et de développement du cyberespace, conformément à la stratégie de transformation numérique de l’Union africaine. Selon Interpol, l’Afrique compte quelque 500 millions d’utilisateurs, dont beaucoup participent à l’économie numérique, même si seulement 38 % de la population est connectée. Cependant, à mesure que l’accès à Internet se développe, les vulnérabilités qui y sont associées augmentent également — un paradoxe cruel du développement numérique.

Le cyberespace n’est pas seulement un enjeu économique : c’est un écosystème mondial. La liberté commerciale favorise la liberté d’expression, qui peut parfois exposer les élites politiques à la critique publique. Dans ces cas-là, la réponse de l’Afrique a trop souvent été de couper l’accès au cyberespace. Les coupures d’accès à Internet nuisent aux économies — en 2021, elles ont coûté à l’Afrique environ 30 milliards de rands — mais elles portent également atteinte aux démocraties.

L’Afrique est en mesure de faire contrepoids dans un débat largement dominé par les pays du Nord et par la Silicon Valley

Les divergences de points de vue sur la conception d’Internet ne sont pas un problème uniquement africain. Elles sont le reflet de la rivalité géopolitique entre les superpuissances mondiales. Cependant, étant donné la fragilité de nombreuses démocraties africaines, les questions d’accès au numérique, qui sont inhérentes aux droits de l’homme dans les démocraties libérales, deviennent particulièrement pressantes.

Il serait utile de convenir de principes fondamentaux sur la manière dont le continent interagit avec le cyberespace. Cela permettrait notamment de faire contrepoids dans un débat largement dominé par les pays du Nord et par quelques puissantes entreprises technologiques de la Silicon Valley californienne.

Un consensus sur un accès libre et ouvert à Internet donnerait également aux pays africains plus de poids dans les forums multilatéraux. (Il ne s’agit toutefois pas de nier le droit souverain qu’ont les États de légiférer contre les discours haineux, la désinformation et d’autres formes de cybercrimes susceptibles de déstabiliser la société.)

Certains gouvernements autoritaires considèrent Internet comme une extension de l’État et par conséquent comme un élément à contrôler. Les interruptions du réseau observées en Éthiopie, au Togo, en Guinée et en Tanzanie en sont des exemples. D’autres États plus libéraux, comme l’Afrique du Sud, le Ghana et le Kenya, considèrent Internet comme une plateforme qui permet la liberté d’expression, même si l’autorité de l’État y est parfois remise en question.

L’Afrique compte une proportion non négligeable de pays en faveur du contrôle d’Internet par l’État

Ces positions peuvent néanmoins varier. En temps de crise ou de fragilisation de la position politique d’un chef d’État ou de gouvernement, certains pays comme le Nigeria peuvent justifier la suspension de l’accès à des médias sociaux comme Twitter.

Mais contrairement aux journaux ou aux radiodiffuseurs qui dépendent du soutien du gouvernement pour obtenir des licences d’exploitation, les outils du cyberespace appartiennent principalement au secteur privé. En outre, le recours accru aux réseaux virtuels privés en Afrique permet aux citoyens de contourner les tentatives étatiques de leur en bloquer l’accès. Par conséquent, la compétence d’accorder ou non l’accès à Internet n’est pas un monopole de l’État. Le cyberespace remet ainsi en question les dynamiques de pouvoir traditionnelles.

Selon Steven Feldstein, du Carnegie Endowment for International Peace, plus un gouvernement est autoritaire, plus il est susceptible de recourir à des outils informatiques pour réprimer numériquement ses citoyens. Il décrit comment les gouvernements utilisent les coupures d’Internet pour contrer les manifestations de masse, consolider les coups d’État militaires ou isoler des zones de conflit du reste du monde. Il estime toutefois que les gouvernements adopteront à l’avenir des mesures plus ciblées plutôt que des coupures totales d’Internet.

En 2021, le Soudan, le Tchad et l’Éthiopie figuraient parmi les pays africains où les gouvernements avaient « limité l’accès à Internet, bloqué des fournisseurs de services et procédé à des perturbations complètes du réseau ». On parle de limitation d’accès lorsqu’un fournisseur de services Internet restreint délibérément la bande passante ou la vitesse de connexion.

En l’absence d’une position commune, l’Afrique risque d’être mise sur la touche ou d’être instrumentalisée

L’Afrique compte une proportion non négligeable de pays en faveur du « contrôle d’Internet par l’État ». Certains craignent qu’en s’appuyant de plus en plus sur des pays comme la Chine pour fournir des infrastructures telles que la 5G, ces normes s’ancrent davantage.

Pourquoi une vision commune d’Internet est-elle importante pour l’Afrique ? Sans un accord sur les principes fondamentaux sur le sujet, l’Afrique ne pourra ni articuler ses priorités sur la gouvernance du cyberespace ni adopter une position commune qui lui donnerait du poids dans les principaux forums multilatéraux. En outre, cette situation limite sans doute l’accès des organisations régionales aux réseaux qui pourraient renforcer les capacités de l’Afrique dans le domaine technologique.

L’adoption d’une position commune de l’Afrique est également importante, car une grande partie des technologies basées sur Internet sur lesquelles elle s’appuie ne sont pas africaines. Ces technologies sont façonnées par des normes auxquelles les citoyens africains ont peu contribué. Par exemple, le programme Smart Cities adopté par certains pays comme l’Afrique du Sud et le Kenya repose sur une technologie développée par la société chinoise Huawei.

Étant donné que l’Afrique sera probablement pendant un certain temps encore tributaire d’innovations numériques extérieures au continent, ses organisations régionales devraient formuler une position qui reflète le point de vue d’une majorité d’États sur la gestion du cyberespace.

Cela concerne aussi des questions sensibles, comme celles qui sont ressenties comme étant des conflits culturels, lorsque des contenus en ligne ne correspondent pas à ce que certains considèrent comme des « normes » culturelles africaines — par exemple en ce qui concerne les questions LGBTQ. Ou encore lorsque les données sur lesquelles reposent des technologies telles que les systèmes de reconnaissance faciale intègrent des biais qui ne reflètent pas la réalité démographique locale et criminalisent de manière disproportionnée certaines communautés.

En juillet 2022, le Groupe de travail à composition non limitée sur les progrès de l’informatique et des télécommunications dans le contexte de la sécurité internationale se réunira pour discuter des capacités et de la gouvernance d’Internet. Il s’agit de l’un des forums multilatéraux les plus importants pour faire entendre la voix de l’Afrique.

Pourtant, en l’absence de position commune, de nombreux pays africains risquent d’être mis à l’écart de la scène internationale ou d’être instrumentalisés par des élites nationales qui se servent de l’État pour exiger des fournisseurs d’accès de couper la connexion à Internet. Il se peut également que des acteurs extérieurs souhaitent imposer certaines normes concernant la liberté d’expression et la surveillance dans le cadre d’un objectif géostratégique plus large.

Il est probablement irréaliste de penser que les 55 États africains puissent s’entendre sur leur conception d’Internet. Mais le fait de réunir des États partageant les mêmes philosophies en matière de démocratie et d’accès à l’information pourrait renforcer le capital diplomatique du continent et garantir que les priorités de l’Afrique ne sont pas ignorées.

Karen Allen, consultante, ISS Pretoria

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Image : © Beyond Access/Flickr

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