Saïed porte le coup de grâce à la démocratie tunisienne
Pour garantir sa victoire aux élections du 6 octobre, le président tunisien a écarté ses opposants avant même le scrutin.
Malgré les critiques croissantes en Tunisie et à l’étranger, le président Kaïs Saïed poursuit l’affaiblissement de la jeune démocratie du pays, si tant est qu’on puisse encore la qualifier ainsi. Ce dimanche 6 octobre, il briguera un second mandat face aux deux seuls candidats autorisés à se présenter contre lui, dont l’un est actuellement en prison.
Le mois dernier, la Haute autorité indépendante pour les élections (ISIE), désormais sous le contrôle du président, a confirmé la candidature de Saïed et de deux anciens parlementaires, Zouhair Maghzaoui et Ayachi Zammel. En août, l’ISIE a disqualifié 14 autres candidats potentiels pour diverses raisons. Sept autres prétendants n’ont pas pu soumettre leur dossier, faute d’autorisation du ministère de l’Intérieur.
« La commission électorale est sous le contrôle de Saïed depuis qu’il l’a restructurée en avril 2022 ; ses sept membres sont désormais nommés par lui, a observé Human Rights Watch. Au lieu d’assurer l’intégrité des prochaines élections, la commission est intervenue pour fausser le scrutin en faveur de Saïed. »
Le mois dernier, le tribunal administratif, théoriquement compétent pour statuer sur les litiges électoraux et dont les décisions devraient être juridiquement contraignantes, a annulé la décision de l’ISIE. Il a rétabli les candidatures d’Abdellatif Mekki, ancien ministre de la Santé, de Mondher Zenaïdi, ancien ministre du président Zine El Abidine Ben Ali, et de l’ancien député Imed Daïmi. Cependant, vendredi dernier, le Parlement, contrôlé par le parti de Kaïs Saïed, a adopté une loi retirant à la Cour tout pouvoir d’annuler cette décision ou d’autres jugements de l’autorité électorale.
Le président tunisien Kaïs Saïed continue d’étrangler la jeune et fragile démocratie du pays
Il ne reste donc plus que Saïed, Maghzaoui et Zammel dans la course. Toutefois, Zammel ne constitue pas un véritable adversaire. Le 1er octobre, quelques jours avant l’élection, un tribunal pénal tunisien l’a condamné à 12 ans de prison pour falsification de documents de candidature. Chef du parti d’opposition Azimoun, Zammel était déjà en prison pour purger deux peines précédentes au cours des deux dernières semaines. Les autres condamnations étaient également douteuses et bureaucratiques.
Maghzaoui, le seul candidat restant, est soupçonné d’être un adversaire de façade, ayant déjà soutenu Saïed, et dont le seul rôle est de crédibiliser les élections.
Abir Moussi, chef du Parti constitutionnel libre, est en prison depuis l’année dernière pour atteinte à la sécurité publique. Un autre opposant de premier plan, Lotfi Mraihi, a été emprisonné cette année pour achat de voix en 2019. Tous deux souhaitaient se présenter depuis leur détention, mais en ont été empêchés.
Un tribunal pénal a emprisonné quatre autres candidats potentiels en août, avec une interdiction à vie de se présenter aux élections.
L’Union générale tunisienne du travail, l’Association tunisienne de droit constitutionnel, le président de l’Union des juges administratifs Refka Mbarki, l’Association des magistrats tunisiens et l’Union nationale des journalistes tunisiens ont condamné la commission électorale et le gouvernement pour avoir ignoré le tribunal administratif.
En dehors de la Tunisie, Saïed a largement échappé à la censure et aux pressions
« Les Tunisiens s’apprêtent à voter pour un président dans un contexte de répression accrue de la dissidence, de musellement des médias et d’attaques continues contre l’indépendance de la justice, a déclaré Human Rights Watch. Depuis le début de la période électorale, le 14 juillet, les autorités ont poursuivi, condamné ou arrêté au moins neuf candidats potentiels. La tenue d’élections au milieu d’une telle répression sape le droit des Tunisiens à participer à des élections libres et équitables. »
Saïed, ironiquement professeur de droit constitutionnel avant d’être démocratiquement élu président en 2019, a systématiquement détricoté la démocratie constitutionnelle tunisienne depuis lors, s’arrogeant toujours plus de pouvoirs. En 2021, il a dissous un Parlement divisé et a commencé à gouverner par décret, en limogeant le Premier ministre, des gouverneurs et des juges. Il a justifié ces actions en accusant la classe politique d’être corrompue et incapable de servir l’intérêt du pays.
Il a également joué la carte bien connue de l’ingérence étrangère. Au Parlement, la semaine dernière, les législateurs pro-Saïed ont accusé les juges du tribunal administratif d’être des marionnettes agissant au nom d’intérêts étrangers anonymes.
Au départ, le populisme de Saïed avait séduit de nombreux Tunisiens, fatigués par les turbulences politiques qui secouaient le pays depuis la chute de Ben Ali en 2011, et qui détournaient l’attention d’une économie en crise.
Pendant un temps, beaucoup de Tunisiens et d’observateurs étrangers lui ont accordé le bénéfice du doute, espérant qu’il rétablirait les droits démocratiques une fois la situation politique et économique stabilisée. Mais Saïed, malgré son expertise en matière de droit constitutionnel, semble fermement entraîner la Tunisie sur la voie familière du retour à l’autocratie.
La manipulation flagrante du processus démocratique pourrait provoquer des troubles en Tunisie
Saïed n’a pas réussi à relancer une économie affaiblie par les conséquences du COVID-19 et de la guerre en Ukraine, ce qui a alimenté l’opposition interne. Ses détracteurs ont appelé à des manifestations vendredi, à la veille des élections.
Selon un rapport de l’International Crisis Group, des sources tunisiennes estiment que la répression récente de Saïed contre l’opposition découle de la crainte de ne pas atteindre un score comparable aux 73 % obtenus en 2019, voire d’être battu. Cette situation aurait fragilisé le mandat populaire qu’il invoque pour justifier ses mesures autoritaires. Le rapport cite des sondages non publiés qui prévoient que Saïed n’obtiendrait que 20 à 25 % des voix au premier tour. Avec l’absence d’adversaires crédibles, Saïed semble avoir contourné ce risque.
« Nous assistons à l’accaparement de l’État à quelques jours du scrutin, a déclaré à Reuters l’activiste politique Chaima Issa. Nous sommes au sommet de l’absurdité et de la domination d’un seul homme. »
Mais il est clair que ces manifestations ne changeront rien.
À l’étranger, Kaïs Saïed a pour l’essentiel échappé aux critiques. Il a masqué sa prise de pouvoir sous un vernis de légalité suffisant pour éviter la pression de l’Union africaine, malgré ses principes contre les coups d’État constitutionnels. Sa coopération avec les gouvernements européens sur la question migratoire a aussi atténué leurs critiques.
Ayant préparé le terrain pour une victoire assurée, Saïed sera sans doute réélu et poursuivra l’étouffement de la démocratie tunisienne, là où le Printemps arabe avait pris racine en 2011, printemps dont il fut le seul survivant.
Cependant, une manipulation aussi flagrante du processus électoral pourrait provoquer des troubles. En imitant les méthodes de Ben Ali, Saïed pourrait bien se retrouver confronté au même destin que l’ancien autocrate.
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