Ruto se démène pour échapper au piège de l’endettement

En dépit de tous ses problèmes économiques et de gouvernance, le Kenya semble suivre une meilleure trajectoire à long terme que l’Afrique du Sud.

Dix mois après le début de son mandat, le président du Kenya, William Ruto, est confronté à des vents contraires. Il s’est fait élire en se présentant comme le roi des « débrouillards », à l’image de ces citoyens ordinaires qui peinent à joindre les deux bouts dans un pays qui, selon lui, est gouverné au profit d’une élite dynastique.

Pourtant, les « débrouillards » et une grande partie de la population kenyane font aujourd’hui face à des mesures d’austérité draconiennes imposées par Ruto. Ces mesures prévoient le report du paiement des salaires des fonctionnaires, de fortes hausses d’impôts et des réductions de subventions afin d’assurer le service de la dette colossale du pays et d’éviter les défauts de paiement et les restructurations forcées.

Bien que la Haute Cour ait rejeté le projet de loi de finances de Ruto, deux journées de manifestations ont eu lieu la semaine dernière contre ces mesures, au cours desquelles la police a abattu plusieurs manifestants.

La hausse des taux d’intérêt et l’appréciation du dollar US ont rendu les options de financement plus onéreuses. Le remboursement de la dette à la Chine, entre autres, coûte au Kenya environ 10 milliards de dollars US par an. Par ailleurs, une euro-obligation de deux milliards de dollars US arrivera à échéance l’année prochaine. Selon le Financial Times, le coût du service de la dette est passé de 59,5 % des recettes totales de l’État pour l’exercice 2021-2022 à 63,5 % pour 2023-2024.

Ruto s’efforce de mieux se faire connaître sur la scène internationale

Le quotidien souligne qu’Uhuru Kenyatta, qui a précédé Ruto, a emprunté massivement auprès de Pékin et des marchés financiers internationaux pour financer des projets ferroviaires, routiers et portuaires. Ceux-ci n’ont pas généré suffisamment de revenus pour rembourser les emprunts. L’austérité devrait en quelque sorte remédier à l’héritage de Kenyatta.

Pourtant, John Githongo, éditeur de The Elephant et président du conseil international de l'ONG Transparency International, a déclaré à ISS Today : « Ces décisions impopulaires n’ont pas été accompagnées de mesures pour mettre un terme à la prodigalité, à la corruption et à la consommation ostentatoire. Le mécontentement actuel est plutôt dû à une angoisse plus profonde concernant la gouvernance — la mauvaise gestion économique, la corruption, les fraudes électorales et notre démographie ».

Ce qui pourrait expliquer pourquoi Ruto, qui privilégiait jusqu’à présent les questions de politique intérieure, s’est efforcé, récemment, de mieux se faire connaître sur la scène internationale. Il s’est largement imposé comme la star africaine du grand sommet organisé le mois dernier à Paris par le président français Emmanuel Macron pour un nouveau pacte financier mondial.

Ruto a demandé une refonte du système financier international où la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ne seraient plus les principaux bailleurs de fonds. Il a déclaré que les revenus d’une taxe carbone mondiale ne devraient pas être versés aux institutions de Bretton Woods, mais à un système dans lequel le Kenya et d’autres États africains auraient le même droit de regard.

Ruto fait néanmoins preuve d’une grande prudence face à la polarisation du monde

Africa Confidential note qu’il a rendu visite à tous les chefs de gouvernement de la Corne de l’Afrique et a fait pression sur Washington, Londres et Bruxelles. Le Kenya a obtenu un accord de partenariat économique avec l’Union européenne, ainsi que des promesses de financement et de soutien technique de la part de l’Allemagne en ce qui concerne l’énergie géothermique. Il a négocié un programme de transition énergétique équitable et accueillera en septembre le Sommet africain sur le climat.

Sur le continent africain, Ruto a appelé à une fusion du poste de président de l’Union africaine (UA) avec celui de commissaire afin d'améliorer l'efficacité de l'organisation. Il a également nommé son prédécesseur Uhuru Kenyatta à la tête des missions de paix en Éthiopie et dans l’est de la République démocratique du Congo.

Mais si Ruto a globalement convaincu l’Occident, notamment en soutenant systématiquement les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il fait néanmoins preuve d’une grande prudence face à la polarisation du monde. Récemment, Fareed Zakaria de CNN n’est pas parvenu à lui arracher une condamnation personnelle de la guerre menée par la Russie. Un analyste kenyan a avancé que cette prudence visait peut-être à assurer la continuité de l’approvisionnement du pays en engrais russes.

Comparer le Kenya, puissance régionale de l’Afrique de l’Est, à son homologue d’Afrique australe, l’Afrique du Sud, se révèle instructif. Le chef du parti d’opposition de l’Alliance démocratique, John Steenhuisen, a récemment déclaré, après un voyage à Washington, que « le Kenya [était] en train de damer le pion à l’Afrique du Sud », énumérant toutes les délégations kenyanes croisées sur place.

Depuis une vingtaine d’années, le PIB annuel du Kenya dépasse celui de l’Afrique du Sud

Ce mois-ci, Michael Power, stratège international récemment retraité du fonds d’investissement Ninety One, a fait l’éloge du Kenya, qu’il considère comme un exemple à suivre pour l’Afrique du Sud. Il a loué sa dextérité à préserver son non alignement dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine tout en condamnant par vote l’invasion par la Russie. Il a également salué l’accueil réservé aux investissements chinois et indiens, le développement des échanges commerciaux avec la Russie et l’autorisation aux forces spéciales américaines d’établir une base au Kenya pour repousser Al-Shabaab.

Power a fait remarquer que le Kenya avait enregistré un taux de croissance annuel du PIB de plus de 5 % pendant deux décennies, alors que celui de l’Afrique du Sud n’était que de 2,4 %. Le PIB sud-africain, 10,2 fois plus élevé que celui du Kenya en 2011, ne lui était plus que 3,8 fois supérieur en 2021. Enfin, le taux de chômage actuel de l’Afrique du Sud est de 33 %, alors que celui du Kenya est seulement de 5 %. Il souscrit pleinement à l’évaluation de l’éditorialiste de Bloomberg, Tyler Cowen, qui déclare que « le Kenya serait sur le point de devenir le ‟Singapour de l’Afrique” ».

Power attribue en grande partie le succès du Kenya à son ouverture au secteur privé et à son approche pondérée et pragmatique face à la polarisation géopolitique mondiale. Ce faisant, il établit une comparaison implicite avec l’Afrique du Sud, soupçonnée d’entretenir des relations commerciales étroites avec Moscou et de vouloir se rapprocher davantage de la Russie sur la scène internationale.

Jakkie Cilliers, responsable du programme Afriques futures et innovation de l’Institut d’études de sécurité, est en grande partie d’accord avec lui. Il souligne que Ruto s’est rapidement attaqué aux problèmes économiques du Kenya en réduisant, par exemple, les subventions sur les carburants et en augmentant les impôts pour s’attaquer au cœur des problèmes structurels du pays.

« Les Kenyans sont foncièrement optimistes et entreprenants. Nous, les Sud-Africains, nous attendons de l’aide, notamment pour nous développer, et nous nous plaignons sans cesse. Le [Congrès national africain] a créé une culture du ‟tout m’est dû” et de l’assistanat. Le Kenya est un pays d’entrepreneuriat et d’action, notamment parce qu’il a résolument embrassé la culture de l’économie de marché et qu’il a dépassé le stade du jeu des reproches postcoloniaux ».

Cependant, le Kenya reste confronté à de graves difficultés telles que la corruption et les problèmes de gouvernance. Selon Jacques Nel, du cabinet de conseil Oxford Economics Africa, la comparaison des taux de chômage effectuée par Power donne une image plutôt flatteuse du Kenya. En effet, Nairobi considère l’agriculture de subsistance comme une activité professionnelle alors même que de nombreux Kenyans vivent dans des zones rurales. Kevin Lings, économiste en chef chez Stanlib, abonde dans le même sens, notant que le poids du secteur agricole sur le marché du travail kenyan dépasse les 30 %, contre environ 5,5 % en Afrique du Sud. Il ajoute que « le Kenya semble également faire preuve de beaucoup de flexibilité lorsqu’il s’agit de classer une personne dans la catégorie des employés ».

Néanmoins, le Kenya semble intrinsèquement plus dynamique que l’Afrique du Sud. Et si la convergence assez spectaculaire de la croissance des économies des deux pays des dix dernières années se poursuit au même rythme, le Kenya pourrait supplanter l’Afrique du Sud à plus ou moins brève échéance.

Peter Fabricius, consultant, ISS Pretoria

Image : © Maison d'État du Kenya

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