DYKT Mohigan/Flickr

Repenser les politiques migratoires en Afrique du Nord

Les cadres actuels, souvent déconnectés des réalités locales, laissent les migrants face à des parcours dangereux et incertains vers une vie meilleure.

La gouvernance des migrations en Afrique du Nord fait face à plusieurs options alors qu’elle est confrontée à des pressions venant de l'intérieur et de l'extérieur du continent. Des pays comme la Libye, la Tunisie et l'Égypte sont au cœur du paysage migratoire africain. Pourtant, leurs politiques restent fortement influencées par les demandes extérieures et les questions de sécurité plutôt que par des approches équilibrées qui donnent la priorité aux droits humains et au développement durable.

Figure 1 : Migrants en Libye par nationalité

Figure 1 : Migrants en Libye par nationalité

Source :  Adapté du rapport de l’OIM sur la Libye

Cela se traduit par des priorités fragmentées, une coopération régionale insuffisante et des cadres mal alignés qui ne tiennent pas compte des réalités locales. Pendant ce temps, les migrants sont confrontés à des dangers mortels sur le chemin de leurs destinations et chez eux, s'ils sont rapatriés, en faisant face à ce qu'ils avaient fui.

La Libye, carrefour de transit important pour ceux qui tentent de traverser la Méditerranée, illustre les dangers d'une stratégie migratoire sur-sécurisée. En février 2024, 719 064 migrants de 44 nationalités différentes y vivaient dans 100 municipalités.

La gouvernance migratoire de la Libye se caractérise par des centres de détention contrôlés par des milices, des violations des droits humains et un manque de politiques cohérentes. Les acteurs internationaux, en particulier l'Union européenne (UE), ont investi des ressources dans le renforcement des garde-côtes libyens afin d'endiguer l'immigration clandestine. Ce qui revient à considérer la migration comme un problème frontalier à contenir, plutôt que comme un problème humain et de développement complexe à traiter.

En se concentrant sur l'endiguement, ces efforts négligent les causes profondes de la migration et ne protègent pas la dignité et les droits des migrants.

Pour beaucoup, la route de la Méditerranée centrale, qui s'étend de l’Afrique du Nord (la Libye, la Tunisie) jusqu'à l'Europe du Sud, n'est pas seulement un chemin vers l'Europe, mais le symbole des risques immenses que les migrants sont prêts à prendre pour une vie meilleure.

En 2023, plus de 3 105 migrants et réfugiés ont été signalés morts ou disparus, alors qu'ils tentaient de rejoindre l'Europe par les trois routes méditerranéennes (orientale, centrale et occidentale). Ce nombre est en augmentation par rapport aux plus de 2 500 décès recensés en 2022. La route de la Méditerranée centrale a été à l'origine de 61 % de ces décès.

Ces chiffres montrent qu'il est urgent de passer de la dissuasion à la protection, et du contrôle à l'autonomisation. Un modèle de gouvernance des migrations qui donne la priorité aux droits humains et au développement socio-économique est nécessaire à la stabilité régionale à long terme.

Figure 2 : Nombre de décès et de disparitions, route de la Méditerranée centrale, 2019-2024
Figure 2 : Nombre de décès et de disparitions, route de la Méditerranée centrale, 2019-2024

Source : Rapport de l'OIM sur les migrants en Libye, 2024

 

La Tunisie est elle aussi devenue un point de départ important pour les migrants, représentant 62 % des traversées vers l’Italie en 2023, dont la gouvernance migratoire est inadéquate.

Les accords externes avec les partenaires européens, tels que le protocole d'accord Tunisie-UE sur la coopération sur la migration et les accords bilatéraux de l’Italie sur la gestion des frontières, réduisent effectivement la migration clandestine. Cependant, ils sont souvent appliqués au détriment des priorités de la politique intérieure de la Tunisie et des obligations découlant des cadres de l'Union africaine (UA), tels que le protocole sur la libre circulation des personnes.

L’absence de cadre national en matière d'asile laisse plus de 16 500 demandeurs d'asile dans un vide juridique, vulnérables à l'exploitation et seuls face aux difficultés. La gouvernance migratoire de la Tunisie ne parvient pas à équilibrer ses partenariats européens avec ses responsabilités envers les migrants et son engagement pour l'intégration régionale.

La gouvernance de la migration en Afrique du Nord donne la priorité aux demandes de l'UE

En se concentrant sur le contrôle des frontières et les mesures de sécurité dictées par les intérêts européens, la Tunisie risque de s'éloigner de la vision plus large de l'UA concernant la libre circulation et l'intégration. Cette absence d'une politique intérieure cohérente n'est pas seulement un échec de la gouvernance, mais aussi une occasion manquée de faire de la migration un moteur de développement.

L'Égypte présente un ensemble de problèmes différents mais tout aussi fondamentaux. En tant que lieu de destination et de transit, elle accueille environ neuf millions de migrants, principalement de Syrie et du Soudan, dont le conflit a débuté en avril 2023. Plus de 514 000 soudanais sont entrés en Égypte en 2024, mettant à mal les ressources et les systèmes du pays.

La réponse de l'Égypte (renforcement des contrôles aux frontières et exigences en matière de visa) a poussé davantage de migrants à emprunter des itinéraires irréguliers, augmentant ainsi leur vulnérabilité à l'exploitation et aux préjudices. Bien que ces mesures semblent répondre aux préoccupations immédiates de sécurité, elles n'offrent pas de solutions durables susceptibles d'améliorer la stabilité et le développement de la région.

Figure 3 : Population migrante en Égypte par pays d'origine, 2022
Figure 3 : Population migrante en Égypte par pays d'origine, 2022

Source : Centre de migration mixte, 2024

 

Le rôle de l'Égypte en tant que carrefour migratoire est à la fois un défi et une opportunité. Bien qu'elle soit confrontée à des pressions socio-économiques, notamment le chômage et des ressources publiques limitées, sa situation géographique et ses liens historiques avec l'Afrique subsaharienne et le Moyen-Orient la placent en position de leader potentiel sur le plan de la gouvernance régionale des migrations. Pour qu’elle le devienne, elle devra passer de politiques réactives à des stratégies proactives et donner la priorité à une migration sûre, légale et ordonnée.

Ces exemples montrent que la gouvernance des migrations en Afrique du Nord donne la priorité aux demandes extérieures plutôt qu'à la cohésion interne. Les accords avec l'UE se concentrent souvent sur l'arrêt des migrations à la source, sapant les cadres de l'UA qui mettent l'accent sur l'intégration régionale, la mobilité de la main-d'œuvre et les droits humains.

Ces cadres restent sous-appliqués, entravés par des adhésions régionales qui se chevauchent et des priorités nationales conflictuelles. La dépendance de la Libye aux centres de détention gérés par les milices et l'accent que met la Tunisie sur l'externalisation contrastent avec la vision de l'UA en faveur d'une migration sûre et légale.

L'approche sécuritaire de la Libye traite la migration comme une question frontalière

Au lieu de considérer la migration comme une menace pour la sécurité, les États d'Afrique du Nord doivent adopter des politiques qui reconnaissent ses avantages pour le développement. Les envois de fonds des migrants, par exemple, dépassent désormais les investissements directs étrangers dans de nombreux pays africains, ce qui démontre le potentiel de la migration dans la stimulation de la croissance économique. Les politiques qui favorisent les voies légales de migration pourraient améliorer la mobilité de la main-d'œuvre, réduire la migration clandestine et renforcer les économies régionales.

Des réformes sont toutefois nécessaires. Tout d'abord, l'harmonisation des cadres régionaux sur la migration réduirait la fragmentation et améliorerait la cohérence des politiques. Deuxièmement, investir dans le renforcement des capacités de gestion des migrations, en particulier au niveau local, garantirait une mise en œuvre efficace des cadres existants.

Troisièmement, les gouvernements doivent intégrer la protection des droits humains dans leurs politiques migratoires, en abandonnant les approches punitives telles que la détention et les retours forcés au profit d'une prise en charge communautaire et de voies de régularisation.

La coopération internationale est essentielle. Les accords de partenariat européens doivent évoluer pour refléter une approche plus équilibrée qui donne la priorité au partage des responsabilités. Par exemple, l'investissement dans des projets de développement qui s'attaquent aux causes profondes des migrations, telles que la pauvreté et le changement climatique, créerait des solutions à long terme qui profiteraient à la fois à l'Afrique du Nord et à l'Europe.

La migration en Afrique du Nord pourrait devenir un catalyseur de stabilité et de croissance

L'UA doit renforcer son rôle dans la coordination des politiques migratoires en Afrique. En 2020, seuls quatre des 32 pays signataires avaient ratifié le protocole sur la libre circulation, soit moins que les 15 requis pour son application. Cette lenteur reflète les préoccupations relatives aux risques sécuritaires, aux impacts économiques et à la souveraineté nationale.

La superposition des mandats des communautés économiques régionales exacerbe la fragmentation et retarde la mise en place d'une gouvernance cohérente. Il est essentiel de résoudre ces problèmes par le dialogue, le renforcement des capacités et la rationalisation de la coordination régionale pour concrétiser la vision de l'UA sur des politiques migratoires harmonisées et efficaces.

En fin de compte, la gouvernance des migrations en Afrique du Nord doit s'aligner sur les objectifs régionaux et mondiaux. Les défis sont immenses, mais les opportunités le sont tout autant. En donnant la priorité à la coopération, au développement et aux droits humains, l'Afrique du Nord peut transformer la crise migratoire en un catalyseur de stabilité et de croissance.

La question n'est pas de savoir si la région peut changer d'approche, mais si elle peut se permettre de ne pas le faire.

Lire le rapport « Shifting sands: migration policy and governance in Libya, Tunisia and Egypt » de Margaret Monyani ici.

Les droits exclusifs de re-publication des articles ISS Today ont été accordés au Daily Maverick en Afrique du Sud et au Premium Times au Nigéria. Les médias basés en dehors de l'Afrique du Sud et du Nigéria qui souhaitent republier des articles ou faire une demande concernant notre politique de publication sont invités à nous écrire.

Partenaires de développement
L’ISS tient à remercier les membres du Forum de partenariat de l’Institut, notamment la Fondation Hanns Seidel, l’Open Society Foundations, l’Union européenne, ainsi que les gouvernements du Danemark, de l’Irlande, de la Norvège, des Pays-Bas et de la Suède.
Contenu lié