L’exemption de visa au Kenya : une politique ambitieuse mais mal exécutée ?
Les pays africains peuvent s’inspirer de l’exemple du Kenya pour concilier exigences pratiques, ouverture des frontières et l’intégration régionale.
En janvier 2024, le Kenya a annoncé l’exemption de visa pour les visiteurs africains, ce qui constitue une étape vers l'ouverture des frontières et l'intégration régionale. Toutefois, la mise en œuvre de cette politique ambitieuse restait un défi à relever.
Le Kenya n’a pas aboli l’obligation de visa mais introduit un système d'autorisation de voyage électronique (AVE) pour moderniser l'entrée dans le pays en améliorant l'accessibilité et la sécurité. Mais le processus est devenu un obstacle bureaucratique, compliquant les déplacements de nombreuses personnes.
L'expérience du Kenya montre comment des politiques bien intentionnées peuvent échouer en l'absence d'une communication claire, d'un engagement des parties prenantes et d'une mise en œuvre adaptable.
Les problèmes de mise en œuvre ont engendré des frustrations pour de nombreux voyageurs. Les citoyens de plusieurs pays africains signataires des accords d'exemption de visa réciproques avec le Kenya, tels que l'Afrique du Sud et l'Angola, ont dû demander un permis de voyage en ligne.
Ce surcroît de bureaucratie était contraire au principe de l'exemption de visa et a été perçu comme un recul. Des plaintes ont émergé du secteur du tourisme, où l’incertitude entourant les autorisations de voyage a perturbé les réservations de dernière minute et les voyages de conférence.
L'AVE a fait perdre au Kenya 17 places en matière d'ouverture, il était classé 46e sur 54 pays africains
L'expérience du Kenya était au centre des discussions continentales sur l'intégration. Lors de la Conférence économique africaine, où le rapport 2024 sur l’indice d’ouverture des visas en Afrique a été dévoilé, les experts ont souligné que les politiques d'AVE constituaient des barrières numériques à l’entrée, bien qu’elles soient présentées comme progressistes.
Le rapport a révélé les conséquences de la décision de l'AVE. Le Kenya a perdu 17 places en termes d'ouverture, se classant 46e sur 54 pays africains. Avant l'introduction du système, il figurait au rang des pays africains les plus ouverts en termes d'accès aux visas. De nombreux Africains, notamment ceux des États membres de la Communauté de l'Afrique de l'Est et des pays signataires des accords de réciprocité obtenaient des visas à l'arrivée.
Après 2017, le Kenya a élargi l'accès aux visas à l'arrivée à plusieurs pays africains, se positionnant ainsi comme une plaque tournante régionale pour les affaires et les voyages. L'AVE a inversé ces progrès.
Au niveau régional, l'abandon par le Kenya des visas à l'arrivée l'a placé en porte-à-faux avec le mouvement vers la libre mobilité. Le protocole de libre circulation des personnes de l'Union africaine (UA) vise à éliminer les restrictions de voyage sur le continent, pour une meilleure intégration économique et sociale.
L’innovation via des systèmes numériques ne doit pas ériger de nouveaux obstacles
Le débat sur l'exemption de visa n'est pas propre au Kenya. En marge du sommet de l'UA en février, les ministres africains ont discuté des obstacles à l'intégration économique, en soulignant que les restrictions en matière de visas constituaient un écueil majeur. La Communauté d'Afrique de l'Est a également défendu la libre circulation en tant que principe fondamental de la coopération économique régionale.
Les restrictions introduites par le système kenyan le placent derrière le Ghana, le Rwanda et le Bénin, qui ont ouvert leurs frontières aux visiteurs africains. Même l'Angola, un pays au régime de visa restrictif, a récemment libéralisé ses politiques d'entrée, étendant l'exemption de visa à environ 100 pays, dont 14 en Afrique.
La libre circulation n'est pas seulement une question de rhétorique politique, mais une nécessité pour approfondir les liens économiques. Les représentants de la Banque africaine de développement font remarquer que les voyageurs africains constituent une part importante du tourisme et des investissements intracontinentaux, et que tout obstacle à la mobilité réduit les possibilités d'échanges et de collaboration.
Face aux critiques, le gouvernement Kenyan s'est d'abord tenu sur la défensive, invoquant la nécessité d'assurer la sécurité et l'efficacité des contrôles aux frontières. Mais, face à la montée des frustrations, en décembre dernier, le cabinet a décidé de réévaluer le système.
La politique a été modifiée en janvier, la quasi-totalité des ressortissants africains (à l'exception de ceux de Somalie et de Libye) étant exemptés de l'obligation d'obtenir une AVE. Le gouvernement a déclaré qu'il s'agissait d'une correction nécessaire pour soutenir le tourisme, le commerce et la croissance économique.
Alors que l'Afrique évolue vers une intégration accrue, les pays doivent éviter des actions unilatérales
Il a ajouté que ce revirement visait à promouvoir l'intégration régionale et à faciliter les déplacements sur le continent. La plupart des visiteurs africains seront autorisés à séjourner pendant deux mois, tandis que les ressortissants de la Communauté de l'Afrique de l'Est continueront à bénéficier d'un séjour de six mois conformément aux protocoles de libre circulation de la région.
Un « système d'information préalable sur les passagers et de dossiers passagers » a également été mis en place pour améliorer le contrôle préalable, renforcer la sécurité et rationaliser le traitement aux points d'entrée. En fin février, ces changements étaient en cours, bien qu'ils ne figurent pas tous sur le site officiel de l'AVE. Parallèlement, l'immigration kényane aurait cessé d'appliquer l'autorisation de l'AVE pour les arrivées africaines, mais il est conseillé aux voyageurs de se tenir informés.
L'engagement du Kenya à rectifier le tir est un exemple d'apprentissage politique en temps réel. Après avoir constaté les inconvénients, le gouvernement a surmonté les obstacles en l'espace d'un an.
L'expérience kenyane enseigne trois leçons essentielles aux pays qui souhaitent instaurer des réformes similaires. Premièrement, ne pas nuire à l'ouverture existante. L’innovation avec des systèmes numériques comme l'AVE ne doit pas être problématique. Rétrospectivement, un délai de grâce ou l'exemption des Africains de la politique auraient évité au Kenya quelques désagréments.
Deuxièmement, la réciprocité et la consultation régionale sont essentielles. La solution du Kenya pour supprimer les frais d'AVE pour certains pays et finalement exempter toute l'Afrique témoigne de l’importance d'honorer les accords en matière de visas et de rester à l'écoute des partenaires. Alors que l'Afrique évolue vers une intégration accrue, les actions unilatérales devraient être évitées au profit d'une approche coordonnée dans le cadre de l'UA ou de la communauté économique régionale.
Troisièmement, rester flexible. La modification de la politique du Kenya en un an témoigne d'une volonté de s’imposer dans les classements de l'indice d'ouverture des visas en Afrique et de s'aligner sur les meilleures pratiques continentales.
Le Kenya a peut-être connu un faux départ, mais il retrouve peu à peu ses marques. La politique d'AVE recourt à la technologie pour gagner en efficacité sans aliéner les voyageurs que le Kenya souhaite accueillir.
L'expérience de chaque pays, y compris le Kenya, permet de tirer des enseignements qui rapprochent l'Afrique de sa vision de l'exemption de visa et de l'intégration économique.
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