Repenser les mots de la santé mentale en Afrique

La stigmatisation autour de la santé mentale doit inciter les praticiens à choisir avec soin leur terminologie afin de ne pas causer plus de préjudice.

La prise en charge des troubles de santé mentale ne relève pas seulement du bien-être personnel. Il s’agit également d’une condition essentielle pour créer des sociétés solides, pacifiques et prospères dans toutes les régions du monde, y compris en Afrique. La Journée mondiale de la santé mentale, le 10 octobre dernier, a été l’occasion de le rappeler.

L’insécurité, les crises humanitaires et la répression coloniale mettent à l’épreuve les populations africaines depuis des générations. Les communautés ont été ébranlées sans relâche par les génocides, les insurrections, les attaques terroristes, les troubles politiques, les disparités socioéconomiques et les discriminations religieuses et ethniques. En Afrique, les traumatismes sont souvent transgénérationnels et ont donc un impact sur le bien-être mental collectif.

Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), en 2022, plus de 280 millions de personnes dans le monde vivaient avec des troubles dépressifs et dans les pays en développement, 85 % d’entre elles ne bénéficiaient d’aucun traitement. Il convient toutefois de considérer ces statistiques avec prudence dans la mesure où la plupart des Africains souffrant d’anxiété, de dépression ou de stress post-traumatique ont un accès limité aux soins de santé mentale. Outre cet aspect, la stigmatisation empêche également d’obtenir une image complète des problèmes de santé mentale.

Selon un récent rapport examinant la refonte de l’approche des Nations Unies (ONU) en matière de justice transitionnelle, les services de santé mentale et de soutien psychosocial doivent occuper une place centrale en Afrique. Ils ont la capacité de combler certaines lacunes dans les domaines du développement, de l’action humanitaire, de la prévention, de la violence et de la transformation post-conflit. La fourniture de ces services peut aider les pays et les collectivités à améliorer le bien-être des personnes et la résilience de la société, afin de s’engager sur la voie d’une paix durable.

En Afrique, les traumatismes sont souvent transgénérationnels et affectent le bien-être mental collectif

Or, dans un contexte marqué par de multiples problèmes de développement et de gouvernance, les soins de santé mentale ne bénéficient pas de l’attention ni des financements nécessaires en Afrique. La plupart des pays du continent n’ont pas atteint les objectifs du Plan d’action pour la santé mentale de l’OMS et bien que 25 % des États africains aient élaboré une législation sur la santé mentale ou révisé les dispositions existantes, la région reste à l’avant-dernière place sur le sujet.

Les services de santé mentale et de soutien psychosocial en Afrique sont plombés par le manque de soutien financier des pouvoirs publics et l’insuffisance des moyens humains déployés. En moyenne, les ministères de la Santé africains allouent seulement 90 centimes de dollar US par personne à la santé mentale – contre 10 centimes relevés par le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) en 2016.

Selon l’OMS, l’Afrique compte en moyenne 0,1 psychiatre pour 100 000 personnes. Dans certains pays européens et aux États-Unis, les budgets octroyés s’élèvent à plusieurs centaines de dollars par habitant et par an, et peuvent même dépasser un millier de dollars.

En Afrique (et ailleurs), une autre difficulté réside dans l’importante stigmatisation liée au genre, à la religion et à la culture qui empêche les personnes de solliciter de l’aide ou de participer à des ateliers de soutien psychosocial. Cette stigmatisation est souvent imputable à la désinformation, à l’ignorance ou à la méconnaissance des maladies mentales et des traumatismes. La santé mentale est une construction sociale. Sa conceptualisation et les décisions quant aux interventions à mettre en œuvre diffèrent donc selon les groupes culturels, religieux et ethniques.

La santé mentale est une construction sociale qui dépend des groupes culturels, religieux et ethniques

Le manque de discussion sur les maladies mentales et les traumatismes fait que ces sujets sont souvent marqués par la désapprobation. Ce phénomène dissuade les personnes d’aborder ouvertement la question et entrave les efforts pour résoudre les problèmes, ce qui renforce la stigmatisation.

Partout dans le monde, les personnes touchées par des troubles de santé mentale sont confrontées à la discrimination, à l’isolement et parfois à la violence. Les conceptions traditionnelles quant à l’origine des maladies mentales peuvent entraîner des pratiques préjudiciables telles que l’exorcisme ou l’isolement, au lieu d’une prise en charge fondée sur des éléments factuels. L’élimination de la stigmatisation et la sensibilisation peuvent inciter les personnes à demander de l’aide sans craindre de conséquences négatives.

L’Ouganda apporte un éclairage utile sur les défis qu’un État peut rencontrer. Dans ce pays, l’on considère que les problèmes de santé mentale sont essentiellement dus à la stigmatisation, à la pauvreté et à la toxicomanie. Comme dans d’autres États touchés par des conflits, l’instabilité et la lenteur du développement économique ont rendu les Ougandais plus vulnérables à ces difficultés.

Selon les croyances traditionnelles, les troubles mentaux seraient provoqués par des forces spirituelles externes, notamment des puissances sataniques, des malédictions et des envoûtements. Une personne ayant des problèmes de santé mentale est désignée par le terme omulalu, qui signifie littéralement « fou» ou « dément ». Les croyances locales concernant l’origine de ces troubles, les mots forts employés et la stigmatisation qui en résulte expliquent en partie pourquoi les personnes malades hésitent à se faire soigner.

Les approches collectives axées sur les communautés ou les groupes sont moins sujettes à la stigmatisation

Les données du ministère ougandais de la Santé indiquent qu’un Ougandais sur trois souffre d’une maladie mentale. Ce chiffre appelle des mesures immédiates. Des efforts sont actuellement déployés afin de réviser la loi sur la santé mentale, qualifiée de coloniale et de discriminatoire par les groupes de défense des droits humains et les organisations de la société civile. Pour agir sur la question, il est notamment essentiel d’améliorer le financement des soins de santé mentale au niveau régional.

Les mesures visant à lutter contre la stigmatisation comprennent l’intégration de la santé mentale dans les soins de santé primaires et la pédagogie afin de sensibiliser la population à la terminologie, aux signes et aux symptômes. Les équipes villageoises de santé impliquent les communautés vulnérables et tiennent compte de la force et de la résilience culturelles dans l’évaluation et la formation des pourvoyeurs de soins. D’autres praticiens ont élaboré des manuels à l’intention des chefs religieux expliquant comment apporter un soutien psychosocial opportun et éclairé et comment faire des lieux de culte des espaces sûrs pour les personnes sollicitant de l’aide.

Les mots employés jouent un rôle essentiel. Un rapport du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) sur l’intégration du soutien psychosocial dans la consolidation de la paix recommande aux praticiens de reconsidérer les mots associés aux conceptions occidentales, médicales et personnalisées de la santé mentale. À la place, il conviendrait de promouvoir des approches collectives axées sur les communautés ou les groupes en tant que bénéficiaires. Si certaines maladies mentales peuvent nécessiter un traitement personnalisé, les approches sous l’angle du groupe sont moins sujettes à la stigmatisation. Les praticiens peuvent également limiter la stigmatisation en utilisant un langage adapté à l’environnement local.

Les parties prenantes internationales, les pouvoirs publics et les acteurs locaux doivent assurer ensemble le financement d’études qui aideront à comprendre l’ampleur et la complexité des défis liés à la santé mentale en Afrique. Cela permettra d’apporter une aide appropriée dans ce domaine et contribuera à réduire la stigmatisation.

Isel Ras, consultante chercheuse, Afrique australe, ISS Pretoria et Nuwagaba Muhsin Kaduyu, directeur exécutif, Allied Muslim Youth Uganda

Image : © Founders Pledge

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