Qui alimente la désinformation en Afrique ?
Les élections qui se sont déroulées au Kenya montrent qu’il est indispensable de mieux comprendre les mécanismes qui influencent les électeurs.
Publié le 07 septembre 2022 dans
ISS Today
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À mesure que l’accès au numérique se développe en Afrique, on constate que des acteurs extérieurs utilisent de plus en plus les plateformes de réseaux sociaux à des fins géopolitiques. Les campagnes de désinformation menées par la Russie dans des contextes tels que celui du Mali, en soutien aux putschistes et contre une présence militaire française anti-insurrectionnelle, en sont l’une des illustrations.
Ainsi, lorsque le Kenya s’est rendu aux urnes le 9 août, le rôle des opérations d’information et des campagnes de désinformation était au cœur des préoccupations. Les premières indications semblent montrer que les messages diffusés sur les réseaux sociaux ont influencé la compétition qui était très disputée. Elle a abouti à un recours devant la Cour suprême, qui a confirmé la victoire de l’ancien vice-président William Ruto.
La Cour a statué et déclaré qu’il n’y avait pas eu d’ingérence électorale de la part d’acteurs étrangers ou locaux, et que la Commission indépendante des élections et des frontières (IEBC) avait eu raison de procéder à l’annonce du président élu.
Mais l’influence diffère de l’ingérence directe, et l’origine de cette influence en ligne est un sujet de recherche. Bien que les données doivent encore faire l’objet d’une analyse minutieuse, « toutes les campagnes de désinformation observées en ligne au Kenya semblent avoir été à 100 % d’origine locale », déclare Odanga Madung, journaliste spécialiste des données et chercheur pour la Fondation Mozilla.
L’utilisation dynamique de l’internet au Kenya a vu le développement des campagnes numériques
Une poignée d’organisations, dont l’Institut d’études de sécurité (ISS), s’efforcent de comprendre le rôle des réseaux sociaux dans l’élection du mois d’août, d’en examiner les dynamiques et de savoir qui se cache derrière.
En amont du scrutin, la Fondation Mozilla a mis en garde contre TikTok — nouveau venu sur le marché des réseaux sociaux depuis les dernières élections —, qui « fourmille de désinformations politiques ». Une vidéo dépoussiérée d’un discours de l’ancien président des États-Unis Barack Obama, largement partagée sur la plateforme, a fait l’objet d’une tentative peu convaincante de désinformation bon marché (cheap fake). Elle a rapidement été reconnue comme étant le remaniement d’un discours de 2013 présenté comme un nouveau message pré-électoral.
Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’utilisation des réseaux sociaux pour déformer la réalité et amplifier le contenu. Pour sa défense, TikTok a publié des directives électorales sur le Kenya avant le scrutin d’août pour mettre en garde les utilisateurs contre la désinformation.
Le Kenya revient de loin concernant le contrôle des plateformes de réseaux sociaux et des applications de messagerie en période électorale. La société britannique (UK) Cambridge Analytica, aujourd’hui disparue, a joué un rôle important dans les élections kényanes de 2013, et plus encore de 2017, en travaillant pour la campagne d’Uhuru Kenyatta.
TikTok a publié des directives avant les élections du mois d’août au Kenya pour mettre en garde les utilisateurs contre la désinformation
Le personnel de Cambridge Analytica s’était servi des peurs et des préjugés de l’électorat kényan, « en faisant circuler des informations dans Internet » et « en leur donnant un petit coup de pouce de temps en temps ». C’est ce qu’avait déclaré un ancien sous-traitant de l’entreprise interrogé dans le cadre d’une enquête télévisée qui a finalement conduit à l’interdiction de Cambridge Analytica par les autorités britanniques. Ces entreprises se sont fait remarquer par leur absence lors du récent scrutin.
Parallèlement, l’accélération du passage au numérique et l’utilisation dynamique d’internet au Kenya ont permis l’expansion des campagnes en ligne. Sur tout le continent, l’anonymat des plateformes de réseaux sociaux rend attractive leur utilisation par des acteurs qui veulent travailler dans l’ombre.
Si les campagnes de désinformation ont toujours été une caractéristique des élections partout dans le monde, la possibilité d’amplifier les messages grâce à leur diffusion en ligne a permis à leurs auteurs ou à leurs intermédiaires de toucher un public plus large. Bonface Beti, consultant à l’ISS, observe que « les messageries WhatsApp ainsi que Facebook et Twitter ont été utilisées comme des microblogues auxquels ont largement eu recours des groupes rivaux dans leur quête de division pour remporter les élections ».
Dans les contextes où les institutions de gouvernance sont faibles – notamment les tribunaux et les contrôles du pouvoir offerts par les médias traditionnels – les campagnes de désinformation peuvent gravement compromettre les démocraties.
La campagne électorale a révélé l’existence d’une industrie florissante d’influenceurs kenyans rémunérés
La tentative de délégitimation des résultats avant le jugement de la Cour suprême du Kenya du 5 septembre sur la validité des élections et la compétence de l’IEBC visait apparemment à saper une institution. Pourtant, le jugement de la présidente de la Cour suprême du Kenya, Martha Koome, est considéré comme un vote de confiance dans l’évolution démocratique du pays.
Dans le cas du Kenya, le constitutionnalisme l’a emporté. Raila Odinga, le candidat vaincu lors de l’élection du mois dernier, qui figurait parmi les demandeurs auprès de la Cour suprême, a déclaré qu’il n’était pas d’accord avec le jugement mais qu’il respecterait l’État de droit.
Plutôt que des acteurs étrangers, la campagne électorale a révélé une industrie florissante d’influenceurs kenyans rémunérés – recrutés pour leur présence sur les réseaux sociaux plutôt que pour le mérite de leurs arguments. Nombre d’entre eux, à la solde des candidats aux élections (y compris ceux de l’opposition), ont utilisé leur empreinte numérique pour diffuser des messages clés liés à des candidats en particulier.
Nic Cheeseman, professeur de démocratie à l’Université de Birmingham et qui étudie depuis longtemps la politique kenyane, a prévenu qu’il y avait « beaucoup de guerriers du clavier ». Cheeseman a lui-même fait l’objet de ce qu’il décrit comme une « campagne de mésinformation suggérant qu’il était à la solde de la coalition Kwanza de William Ruto sur Twitter ». (Par opposition à la désinformation, la mésinformation est une déformation non intentionnelle de l’information.)
Cheeseman convient que le monde occidental se montre « condescendant » en supposant que les dirigeants et les militants kenyans ont besoin d’étrangers pour provoquer des problèmes politiques en ligne. Néanmoins, la possibilité que des influenceurs rémunérés soient utilisés par des États plutôt que par des politiciens pour façonner les discours en ligne ne peut être écartée.
Alors que les effets des réseaux sociaux sur les élections kenyanes sont analysés et débattus, la question de savoir dans quelle mesure la désinformation relève d’une opération coordonnée « avec un cerveau central » sera au cœur des débats, selon Cheeseman. En outre, une campagne concertée avant les élections pour sensibiliser les électeurs aux dangers de la désinformation pourrait servir de modèle à d’autres pays africains.
En février 2023, les Nigérians se rendront aux urnes pour élire leur nouveau président. En tant que nation la plus peuplée du continent, avec une population jeune et avide de réseaux sociaux, les questions relatives au pétrole, aux prix des denrées alimentaires, à une insurrection islamiste et aux divisions ethniques et religieuses se joueront en ligne.
Ces problèmes ont parfois entraîné des fermetures, à l’instar de l’interdiction de Twitter en 2021. À l’approche du jour des élections, ces questions attireront-elles des acteurs extérieurs désireux d’orienter les débats et d’attiser les tensions ? Ou bien le Nigeria repoussera-t-il les intrusions hors de son espace démocratique et gérera-t-il les campagnes de désinformation nationales en ligne ?
Karen Allen, consultante, ISS Pretoria
Image : © AFP
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